Nouvelles mille et une nuits. Robert Louis Stevenson
commence, tandis que les cristaux se dissolvent, à prendre une nuance plus brillante, à devenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain, l'ébullition cesse, le liquide passe lentement du pourpre foncé au vert pâle. L'étrange visiteur a bu d'un trait.... Il crie, chancelle, se retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la bouche entrouverte, respirant à peine. Un changement s'est produit: les traits du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyon recule d'un soubresaut brusque, l'âme noyée dans une épouvante sans nom. Devant lui, pâle, tremblant, les mains étendues comme pour retrouver son chemin à tâtons au sortir du sépulcre, se tient Henry Jekyll!...
C'est ce qu'il a entendu, ce qu'il a vu cette nuit-là qui a ébranlé la vie du docteur Lanyon dans ses fondements mêmes. Le secret professionnel s'impose à lui, mais l'horreur le tuera, car il ne peut se le dissimuler, et cette pensée le hante jusqu'à une suprême angoisse, lui, l'ennemi et le contempteur de la science occulte: l'être difforme qui s'est glissé dans sa maison cette nuit-là est bien celui que poursuit la police comme assassin de sir Danvers Carew....
Quant à l'effrayante métamorphose, elle est expliquée par la confession du docteur Jekyll:
«Je suis né en 18..., avec une grosse fortune, quelques excellentes qualités, le goût du travail et le désir de mériter l'estime des meilleurs entre mes semblables, en possession, par conséquent, de toutes les garanties qui peuvent assurer un avenir honorable et distingué. Le plus grand de mes défauts était cette soif de plaisir qui contribue au bonheur de bien des gens, mais qui ne se conciliait guère avec ma préoccupation de porter la tête haute devant le public, de garder une contenance particulièrement grave. Il arriva donc que je cachai mes fredaines, et que, lorsque ma situation se trouva solidement établie, j'avais déjà pris l'habitude invétérée d'une vie double. Plus d'un aurait fait parade des légères irrégularités de conduite dont je me sentais coupable; mais, considérées des hauteurs où j'aimais à me placer, elles m'apparaissaient, au contraire, comme inexcusables, et je les cachais avec un sentiment de honte presque morbide. Ce fut donc beaucoup moins l'ignominie de mes fautes que l'exigence de mes aspirations qui me fit ce que j'étais, et qui creusa chez moi, plus profondément que chez la majorité des hommes, une séparation marquée entre le bien et le mal, ces provinces distinctes qui composent la dualité de la nature humaine.
«J'étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cette dure loi de la vie qui gît aux racines mêmes de la religion et qui est une si grande cause de souffrance. Malgré ma duplicité, je ne me trouvais en aucune façon hypocrite; mes deux natures prenaient tout au sérieux de bonne foi; je n'étais pas plus moi-même quand je me plongeais dans le désordre que quand je m'élançais à la poursuite de la science, ou quand je me consacrais au soulagement des malheureux. L'impulsion de mes études scientifiques, qui m'emportait dans les sphères transcendantales d'un certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui se livrait en moi. Par les deux côtés de mon intelligence, le côté moral et le côté intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jour davantage, de cette vérité, dont la découverte partielle m'a conduit à un si épouvantable naufrage, que l'homme n'est pas un, en réalité, mais deux; je dis deux, ma propre expérience n'ayant pas dépassé ce nombre. D'autres me suivront, d'autres iront plus loin que moi dans la même voie, et je me hasarde à deviner que, dans chaque homme, sera reconnue plus tard une réunion d'individus très divers, hétérogènes et indépendants. Quant à moi, je devais infailliblement, par mon genre de vie, avancer dans une direction unique. Ce fut du côté moral et en ma propre personne que j'appris à découvrir la dualité primitive de l'homme; je vis que des deux natures qui se combattaient dans le champ de ma conscience, on pouvait dire que je n'appartenais à aucune, parce que j'étais radicalement aux deux; et, de bonne heure, avant même que mes travaux m'eussent suggéré la possibilité d'un pareil miracle, je pris l'habitude de m'appesantir avec délices sur la pensée, vague comme un rêve, de la séparation de ces éléments.
«Si chacun d'eux, me disais-je, pouvait habiter des identités distinctes, la vie serait délivrée de ce qui la rend intolérable, le voluptueux pourrait se satisfaire, délivré enfin des scrupules et des remords que son frère jumeau lui impose, et le juste marcherait droit devant lui, en s'élevant toujours, en accomplissant les bonnes œuvres où il trouve son plaisir, sans s'exposer davantage aux hontes et aux châtiments qu'attire sur lui un compagnon qu'il réprouve. Pour la malédiction de l'humanité, ces deux ennemis sont emprisonnés ensemble dans le sein torturé de notre conscience, où ils luttent sans relâche l'un contre l'autre. Comment les séparer?
«Le moyen que je cherchais me fut fourni par les expériences multiples auxquelles je me livrais dans mon laboratoire. Peu à peu j'acquis le sentiment profond de l'immatérialité hésitante, de la nature transitoire et vaporeuse, pour ainsi dire, de ce corps, solide en apparence, dont nous sommes revêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir de secouer notre vêtement de chair comme le vent agite un rideau, de nous en dépouiller même. Pour deux bonnes raisons, je n'approfondirai pas davantage la partie scientifique de ma confession: d'abord, parce que j'ai appris, à mes dépens, que le fardeau de la vie est rivé indestructiblement aux épaules de l'homme, et qu'à chaque tentative faite pour le rejeter, il revient en imposant une pression plus pénible. Secondement, parce que,—mon récit le prouvera d'une façon trop évidente, hélas!—mes découvertes restèrent incomplètes. Il suffit donc de dire que, non seulement j'en vins à reconnaître, en mon propre corps, la simple exhalaison, le simple rayonnement de certaines puissances qui entraient dans la composition de mon esprit, mais que je réussis à fabriquer une drogue par laquelle ces puissances pouvaient être détournées de leur suprématie et souffrir qu'une nouvelle forme fût substituée à l'ancienne, une forme qui ne m'était pas moins naturelle, parce qu'elle portait l'empreinte des éléments les moins nobles de mon âme.
«J'hésitai longtemps, avant de mettre cette théorie en pratique. Je savais très bien que je risquais la mort, car une substance capable de contrôler si violemment et de secouer à ce point la forteresse même de l'identité pouvait, prise à trop haute dose, ou par suite d'un accident quelconque, au moment de son absorption, effacer à tout jamais le tabernacle immatériel que je lui demandais de modifier seulement. Mais la tentation d'une découverte si singulière l'emporta sur les plus vives alarmes. J'avais depuis longtemps préparé ma teinture; j'achetai, en quantité considérable, chez un marchand de produits chimiques, certain sel particulier que je savais, l'ayant employé à mes expériences, être le dernier ingrédient nécessaire, et, par une nuit maudite, je mêlai ces éléments, je les regardai bouillir et fumer ensemble dans un verre dont, avec un grand effort de courage, quand l'ébullition eut cessé, j'avalai le contenu.
«Les plus atroces angoisses s'ensuivirent, comme si l'on me broyait les os: une nausée mortelle, une horreur intime qui ne peut être surpassée à l'heure de la naissance ni à celle de la mort.... Puis ces agonies diverses s'évanouirent rapidement, et je revins à moi, comme au sortir d'une maladie. Il y avait quelque chose d'étrange dans mes sensations, quelque chose d'indescriptiblement nouveau et, par suite de cette nouveauté même, d'incroyablement agréable. Je me sentais plus jeune, plus léger, plus heureux dans mon corps. En dedans, je devenais capable de toutes les témérités; un torrent d'images sensuelles roulait, se déchaînait dans mon imagination, j'échappais aux liens de toute obligation, j'acquérais une liberté d'âme inconnue jusque-là, qui n'était nullement innocente. Je connus, dès le premier souffle de cette vie nouvelle, que j'étais plus mauvais qu'auparavant, dix fois plus mauvais, livré, comme un esclave, au mal originel, et cette pensée m'exalta comme l'eût fait du vin.... J'étendis les bras, en m'abandonnant, ravi, à la fraîcheur de ces sensations, et, au moment même, je fus soudainement averti que j'avais baissé en stature. Il n'y avait pas de miroir dans mon cabinet à cette époque; la psyché, qui maintenant s'y trouve, y fut apportée, plus tard, pour refléter mes transformations. La nuit cependant touchait au matin, un matin très sombre; tous les hôtes de la maison étaient encore plongés dans le sommeil; transporté, comme je l'étais, d'espérance et de joie, je m'aventurai dehors, je traversai la cour, au-dessus de laquelle il me sembla que les constellations regardaient étonnées cet être, le premier de son espèce qu'eût encore découvert leur infatigable vigilance; je me glissai par les corridors, étranger dans ma propre maison, et, en arrivant