Bas les coeurs!. Georges Darien

Bas les coeurs! - Georges Darien


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je vous réponds...

      Puis, c'est M. Legros, l'épicier, qui entre en riant aux éclats.

      --Avez-vous vu comme le marquis de Piré a cloué le bec à Thiers, au Corps législatif? Il lui a dit: «Vous êtes la trompette des désastres de la France. Allez à Coblentz!» Il lui a dit: «Allez à Coblentz!» Elle est bien bonne?

      --Savez-vous ce qu'on leur promet, là dedans, aux opposants? demande M. Pion en frappant sur un numéro du Pays qu'il tire de sa poche: le bâillon à la bouche et les menottes au poignet. Si j'étais quelque chose dans le gouvernement, ce serait déjà fait, ajoute-t-il en caressant sa grosse moustache.

      --Bah! laissez-les donc faire, dit Mme Arnal, qui fait son entrée à son tour. Tenez, j'arrive de Paris. Savez-vous ce qu'on fait dans les rues? On crie: «A Berlin! à Berlin!...» Près de la gare, je vois un rassemblement. J'approche. Savez-vous ce que c'était? Un médaillé de Sainte-Hélène, messieurs, qui pleurait à chaudes larmes au milieu de la foule... Il pleurait de joie, le brave homme! Vrai, j'ai eu envie de l'embrasser.

      Ah! je comprends ça. Ça devait être beau. Mon enthousiasme augmente de minute en minute. Il est près de déborder. Je voudrais être assez grand pour crier: à Berlin! dans la rue. Oh! il faudra que je me paye ça un de ces jours.

      Les idées guerrières tourbillonnent dans mon cerveau comme des papillons rouges enfermés dans une boîte. J'ai le sang à la tête, les oreilles qui tintent, il me semble percevoir le bruit du canon et des cymbales, de la fusillade et de la grosse caisse; ce n'est que peu à peu que j'arrive à comprendre M. Pion qui donne des détails.

      Ah! les Prussiens peuvent venir. Nous les attendons. Nous sommes prêts: jamais le service de l'intendance n'a été organisé comme il l'est, nos arsenaux regorgent d'approvisionnements de tout genre; nous pouvons armer cinq cent mille hommes en moins de dix jours et notre artillerie est formidable.

      --Et puis, s'écrie M. Legros, nous avons la Marseillaise!

      --Bravo! Bravo! s'écrient Mme Arnal et ma soeur.

      Et elles se précipitent vers le piano.

      --Non, non, je vous en prie, murmure Mme Pion qui se pâme. Pas de musique ce soir, je vous en prie. Je suis tellement énervée! Tout ce qui touche à l'armée, à la guerre, voyez-vous, ça me remue au delà de toute expression. Ah! l'on n'est pas pour rien la femme d'un militaire...

      --Vive l'Empereur! crie M. Pion.

      --Tiens! j'ai une idée, fait mon père qui disparaît et revient au bout de cinq minutes avec un grand carton à la main et plusieurs boîtes sous le bras.

      --Qu'est-ce que c'est, papa?

      --Tu vas voir, curieux. Louise, va donc dire à Catherine de tendre un drap blanc, le long du mur.

      Je hausse les épaules dédaigneusement. C'est la lanterne magique qu'on veut nous montrer.

      --A notre âge, dis-je tout bas à Léon qui vient d'entrer.

      --C'est rudement bête, mais ça ne fait rien. Pendant qu'il fera noir, je pincerai ta soeur.

      --Pince-la fort.

      Il ne la pince pas du tout. Il n'y pense pas, moi non plus; le spectacle est trop intéressant. Ah! mon père est un malin. Ce ne sont pas les verres représentant l'histoire du Chaperon Rouge ou du Chat Botté qu'il glisse dans la lanterne; ceux qu'il a choisis peignent en couleurs vives les épisodes divers des campagnes de Crimée et d'Italie, de bons vieux verres que j'avais oubliés, qui m'ont amusé autrefois, qui aujourd'hui m'émeuvent.

      Et puis, décidément, mon père a le chic pour montrer la lanterne magique. Il ne vous place pas le verre, bêtement, entre les rainures du fer-blanc, pour le laisser là, immobile, jusqu'à ce que le spectateur lui crie: Assez!--Il a un système à lui. Les premiers tableaux--le départ des régiments,--il les pousse lentement, peu à peu, dans la lanterne, et l'on croit voir défiler, au pas accéléré, le long du drap, les lignards à l'allure ferme et les lourds grenadiers; pour les chasseurs à pied, le verre va un peu plus vite: du pas gymnastique. Quand nous arrivons aux escarmouches, aux combats précurseurs des grandes rencontres, le verre prend une allure fantaisiste, il court avec les bersagliers, rampe avec les highlanders et bondit avec les zouaves. Pour les batailles, c'est terrible. C'est à peine si, dans le va-et-vient rapide des personnages qui s'égorgent sur le drap blanc, on arrive à distinguer les formes humaines, à voir autre chose qu'une effrayante mêlée, une masse informe et bariolée éclaboussée de boue rouge. Comme ça donne l'idée d'une bataille! j'en tremble. Et je n'ai même pas la force de hurler comme les autres spectateurs qui, dans l'ombre, poussent des cris de cannibales, des hurlements d'anthropophages.

      Heureusement, pour me calmer, des tableaux moins chargés apparaissent. Trois ou quatre personnages tout au plus: des turcos hideusement noirs et des zouaves effrayants, aux longues moustaches en croc, embrochant des Russes qui joignent les mains et des Autrichiens tombés à terre.

      --Pas de pitié pour les Autrichemards! crie M. Legros. Et il faudra en faire autant aux Prussiens.

      --Tiens! sale Prussien, crie M. Pion, absolument emballé, et dont je perçois dans l'obscurité la longue silhouette tendant le poing vers l'orbe où un soldat blessé agonise, un coup de baïonnette au ventre.

      Mon père glisse le dernier verre dans la lanterne et se croise les mains derrière le dos. Il sait que ce tableau-là n'a pas besoin d'être agité comme les autres, que tous les artifices sont inutiles cette fois-ci. Il est sûr de son effet: on a peint sur le verre l'incendie d'un bateau où des malheureux se tordent dans les flammes.

      C'est épouvantable.

      --Magnifique! crie Mme Arnal. Ah! ces brigands de Prussiens, si l'on pouvait les faire griller tous comme ça!

       Table des matières

      J'ai douze ans. Mon père en a quarante-cinq. Ma soeur dix-neuf. Catherine, notre bonne, n'a pas d'âge.

      Elle nous sert depuis dix ans. C'est elle qui m'a promené en lisières dans les allées du parc et qui a guidé mes premiers pas le long des charmilles du Roi-Soleil. C'est elle qui me rapportait à la maison dans ses bras quand j'étais fatigué d'avoir traîné mes souliers bleus sur les tapis verts de Le Nôtre.

      Je ne devais pas lui peser lourd: elle est forte comme un boeuf et dure au travail comme un cheval de limon. Je l'ai vue un jour, mise au défi par les ouvriers du chantier, porter vingt-cinq kilos à bras tendu. Elle est longue comme un jour sans pain et ça l'ennuie parce qu'elle est obligée de faire elle-même ses tabliers bleus: ceux qu'on achète tout confectionnés sont très bons et coûtent moins cher, mais on n'en trouve pas à sa taille. Elle est plate comme une limande et ça lui est à peu près égal. Quand on la taquine là-dessus, elle se borne à fournir une explication très simple: elle a monté en graine tout d'un coup--comme les asperges--et ce qu'elle a gagné en hauteur, elle l'a perdu en largeur. Elle ressemble à un gendarme: un gendarme qui aurait un gros nez rouge, qui mangerait de la bouillie avec son sabre et qui aurait, en guise de moustaches, un gros poireau poilu de chaque côté du menton.

      Les poireaux, voilà le malheur de Catherine. Elle en a trois à la figure et trois douzaines sur les mains. Elle affirme n'en pas avoir autre part.

      --Pas un seul! s'écrie-t-elle en roulant de gros yeux. J'en fournirai les preuves à qui voudra.

      Personne ne lui en a jamais demandé.

      Elle a essayé de différents remèdes qui devaient faire disparaître en un clin-d'oeil ses végétations importunes. Ils ont échoué. Quelqu'un, il y a six mois, lui en a indiqué un nouveau: les artichauts sauvages. Depuis ce temps-là, elle en cherche; elle leur fait la chasse partout; elle y passe ses heures de liberté, elle y dépense ses demi-journées du dimanche, jusqu'à l'heure


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