Bas les coeurs!. Georges Darien

Bas les coeurs! - Georges Darien


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      --Est-ce que c'était un bel enterrement?

      --Un enterrement comme tous les autres: beaucoup moins de morts que de vivants.

      --Ah!... Et la dernière fois, vous y êtes resté trois jours?

      Pas de réponse.

      --Est-ce que c'est à Paris que vous vous êtes fait mal à la tête?

      Le père Merlin m'a pris aux épaules, m'a fait tourner comme un toton et m'a mis bien en face de lui.

      --Écoute, petit. Je n'aime pas les espions. Si tu as envie de faire ce sale métier, il ne faut pas venir chez moi. Il faut aller ailleurs. Ou plutôt, il vaut mieux rester chez ceux qui t'envoient. Tu as compris? Je ne te répéterai pas ça deux fois.

      Et il est allé s'asseoir sous le berceau, devant une table où sont déposés ses journaux.

      Ah! c'est comme ça?... Ah! tu doutes de moi?... Ah! tu n'as pas confiance en moi?... Tu me traites d'espion?... Eh bien! tu peux parler mon bonhomme! Tu peux parler, et tu verras si l'on te reçoit encore chez nous... tu peux parler!

      Je dirai tout!

      Mais le vieux est en train de lire un journal et n'a pas l'air de vouloir desserrer les dents... Si, il vient de déposer son journal pour bourrer sa pipe et il a murmuré:

      --Nous allons voir combien de temps ces cochons-là vont encore nous épousseter avec leurs panaches.

      J'ai entendu. C'est tout ce qu'il me faut.

      --Monsieur Merlin, je m'en vais.

      --Si tu veux.

      --Ah! te voilà, s'écrie Louise qui vient m'ouvrir. Ce n'est pas malheureux, j'ai cru que tu y coucherais. Eh bien?

      Je lâche la phrase que je viens d'entendre. Je n'ai pas eu le temps d'en oublier une syllabe.

      --Eh bien! il a dit: «Nous allons voir combien de temps ces cochons-là vont encore nous épousseter avec leurs panaches.»

      --Tonnerre de Brest! s'écrie M. Pion... Pardon, mesdames... Quel est le salaud qui a dit ça?

      --C'est M. Merlin, dit ma soeur en étendant les bras.

      --Misérable! Gredin!

      --Il a tort, grand tort, affirme tranquillement M. Beaudrain. Il ne faut pas médire du panache, eh! eh!; il a du bon, eh! eh! eh! La France a grandi à l'ombre de deux panaches: celui du Béarnais et celui de Napoléon.

      --Oser dire des choses pareilles! s'écrie ma soeur.

      --Et le jour même où l'on parle d'illuminer la ville pour fêter le départ de nos braves troupiers, gémit Mme Arnal.

      Je tends l'oreille. Comment? On parle d'illuminations?

      Oui. Et ces messieurs sont justement venus pour s'entendre avec mon père au sujet de la décoration de la rue. M. Beaudrain déclare, peut-être pour calmer un peu M. Pion, toujours furieux contre le père Merlin, qu'il a encore en sa possession les lanternes vénitiennes qui lui ont servi en 48.

      --Ah! en 48. «Des lampions! Des lampions.»

      Et, tous les souvenirs guerriers de ces messieurs leur revenant en mémoire, ils remettent sur le tapis des histoires que je connais par coeur: le gigot de Louis-Philippe au bout des baïonnettes, les barricades, une femme aux longs cheveux dénoués brandissant une escopette qui avait frappé tout particulièrement M. Beaudrain, et un jeune voyou, porté par les cheveux, à bras tendu, par un municipal à cheval, dont l'image ne peut s'échapper du cerveau de mon père.

      On en oublie un peu les illuminations, le départ des soldats.

      --Ainsi, papa, tu es bien de mon avis, demande Louise à mon père, quand nous sommes seuls, il faut défendre à Jean de retourner chez le père Merlin.

      --Oh! je n'y retournerai pas!

      --Alors, tu vois bien, fait mon père, que ce n'est pas la peine de le lui défendre... D'ailleurs, ajoute-t-il, je ne suis pas d'avis de me brouiller avec quelqu'un pour des bêtises, pour de la politique...

      Des bêtises! Des insultes lancées à notre brave armée, à ceux qui nous gouvernent, qui vont nous mener à la victoire, comme disait tout à l'heure M. Pion? Des bêtises! les injures de ce vieux brigand de républicain qui ne respecte rien et qui n'a confiance en personne?...

      Mon père n'a pas de nerf.

       Table des matières

      C'est aujourd'hui que part le dernier régiment caserné dans la ville: un régiment de ligne.

      Léon et moi, nous avons été l'attendre sur la place du Marché pour l'accompagner jusqu'à la gare.

      C'est épique le départ des troupes. Jamais je n'ai éprouvé ce que j'éprouve. Il y a dans l'air comme un frisson de bataille et le soleil de juillet qui fait briller les armes et étinceler les cuirasses, vous met du feu dans le cerveau. La terre tremble au passage de l'artillerie qui va cracher la mort, et le coeur saute dans la poitrine pendant que rebondissent sur les pavés les lourds caissons aux roues cerclées de fer, pendant que s'allongent au-dessus des affûts les canons de bronze à la gueule noire. Les musiques jouent des hymnes guerriers, on chante la Marseillaise, l'or des épaulettes et les broderies des uniformes éclatent au soleil, les drapeaux clapotent aux hampes où l'aigle ouvre ses ailes, les fers des chevaux luisent comme des croissants d'argent et l'on sent planer au-dessus de cette masse d'hommes parés pour le combat, au-dessus de ces bêtes de chair et de fer qui vont se ruer à la bataille, quelque chose de terrible et de grand, qui vous bouleverse. Le sang gonfle les veines, la fièvre vous brûle, et il faut crier, crier, crier encore, pour ne pas devenir fou.

      Ah! j'ai crié: «A Berlin!» depuis quelques jours. Je m'en suis donné à coeur-joie. J'en ai presque attrapé une extinction de voix. Pourvu que je puisse encore acclamer le régiment qui va venir...

      --Est-ce qu'il va se décider, à la fin? demande Léon qui s'impatiente. Si nous allions un peu plus loin?

      --Mais non, mais non, nous sommes bien ici.

      C'est jour de marché, aujourd'hui. La place est pleine de paysans qui ont apporté leurs légumes; leurs étalages sont sous les arbres, et, par-ci par-là envahissent les trottoirs. Nous nous sommes casés entre une marchande de salade et un vieux marchand d'oignons qui guette les clients à quatre pattes. Il est obligé de se tenir à quatre pattes parce que, à chaque instant, un oignon se détache du tas et roule sur le bitume; le vieux n'a qu'à étendre la main pour le ratteindre. C'est un malin, ce vieux-là.

      Bon! un oignon qui roule. Le marchand se précipite pour le rattraper; mais un officier qui passe, botté et éperonné, vient de mettre le pied dessus. Il glisse et tombe sur le genou.

      Le vieux retire sa casquette.

      --Pardon, excuse, mon officier.

      L'officier se relève, saisit sa cravache par le petit bout et, à toute volée, envoie un coup de pommeau sur le crâne dénudé du vieux qui tombe à la renverse. Du sang jaillit sur les oignons.

      --V'là l'régiment! crie Léon.

      La musique éclate au bout de la rue. Nous nous précipitons.

      --As-tu vu ce pauvre vieux?

      --C'est bien fait. Il n'avait qu'à faire attention à ses oignons. Si l'officier s'était cassé la jambe, hein?

      Je ne réponds pas. Je suis trop occupé à regarder les soldats que nous escortons sur le trottoir, marchant au pas, en flanqueurs.

      Les soldats, eux, ne marchent pas trop au pas: le trouble et l'enthousiasme, la joie d'aller


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