Le chateâu des Carpathes. Jules Verne

Le chateâu des Carpathes - Jules Verne


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paissait les pâtis de la Sil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg n'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois branches au «hêtre tutélaire».

      Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident de la lunette.

      Grosse nouvelle, très grosse en effet! Une fumée est apparue au faite du donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des êtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du feu dans un des appartements du donjon?... Est-ce un feu de chambre, est-ce un feu de cuisine?... Voilà qui est véritablement inexplicable.

      Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se rabattait avec l'humidité du soir.

      Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et c'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude, car, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière, ses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la moitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur?

      Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut, Frik lui cria:

      «Le feu est au burg, notre maître!—Que dis-tu là, Frik?

      —je dis ce qui est.

      —Est-ce que tu es devenu fou?»

      En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil amoncellement de pierres? Autant admettre que le Negoï, la plus haute cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus absurde.

      «Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz.

      —S'il ne brûle pas, il fume.

      —C'est quelque vapeur...

      —Non, c'est une fumée... Venez voir.» Et tous deux se dirigèrent vers le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château.

      Une fois là, Frik tendit la lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger.

      «Qu'est-ce cela? dit-il.

      —Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en vaut bien quatre!

      —A qui?

      —A un colporteur.

      —Et pour quoi faire?

      —Ajustez cela à votre œil, visez le burg en face, regardez, et vous verrez.»

      Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina longuement.

      Oui! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de la montagne.

      «Une fumée!» répéta maître Koltz stupéfait.

      Cependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le forestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques instants.

      «A quoi cela sert-il? demanda le jeune homme en prenant la lunette.

      —A voir au loin, répondit le berger.

      —Plaisantez-vous, Frik?

      —je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure à peine, j'ai pu vous reconnaître, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et aussi...»

      Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas défendu à une honnête fille d'aller au-devant de son fiancé.

      Elle et lui, l'un après l'autre, prirent la fameuse lunette et la dirigèrent vers le burg.

      Entre-temps, une demi-douzaine de voisins étaient arrivés sur la terrasse, et, s'étant enquis du fait, ils se servirent tour à tour de l'instrument.

      «Une fumée! une fumée au burg!... dit l'un.

      —Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon?... fit observer l'autre.

      —Est-ce qu'il a tonné?... demanda maître Koltz, en s'adressant à Frik.

      —Pas un coup depuis huit jours», répondit le berger.

      Et ces braves gens n'auraient pas été plus ahuris, si on leur eût dit qu'une bouche de cratère venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour livrer passage aux vapeurs souterraines.

       Table des matières

      Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est même au-dessous de son voisin, appelé Vulkan, du nom de la portion de ce massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juchés tous les deux.

      A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donné un mouvement considérable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli le moindre avantage de cette proximité d'un grand centre industriel; ce que ces villages étaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans doute dans un demi-siècle, ils le sont à présent; et, suivant Élisée Reclus, une bonne moitié de la population de Vulkan ne se compose «que d'employés chargés de surveiller la frontière, douaniers, gendarmes, commis du fisc et infirmiers de la quarantaine»—Supprimez les gendarmes et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre à cinq centaines d'habitants.

      C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes brusques rendent la montée et la descente assez pénibles. Elle sert de chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine. Par là passent les troupeaux de bœufs, de moutons et de porcs, les marchands de viande fraîche, de fruits et de céréales, les rares voyageurs qui s'aventurent par le défilé, au lieu de prendre les railways de Kolosvar et de la vallée du Maros:

      Certes, la nature a généreusement doté le bassin qui se creuse entre les monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilité du sol, il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles: mines de sel gemme à Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille tonnes; mont Parajd, mesurant sept kilomètres de circonférence à son dôme, et qui est uniquement formé de chlorure de sodium; mines de Torotzko, qui produisent le plomb, la galène, le mercure, et surtout le fer, dont les gisements étaient exploités dès le Xe siècle; mines de Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualité supérieure; mines de houille, facilement exploitables sur les premières strates de ces vallées lacustres, dans le district de Hatszeg, à Livadzel, à Petroseny, vaste poche d'une contenance estimée à deux cent cinquante millions de tonnes; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya, à Topanfalva, la région des orpailleurs, où des myriades de moulins d'un outillage très simple travaillent les sables du Verès-Patak, «le Pactole transylvain», et exportent chaque année pour deux millions de francs du précieux métal.

      Voilà, semblera, un district très favorisé de la nature, et pourtant


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