Le chateâu des Carpathes. Jules Verne
de peau d'agneau brodée aux coutures, bien campé sur ses jambes fines, des jambes de cerf, un air de résolution dans sa démarche et ses gestes. Il était forestier de son état, c'est-à-dire presque autant militaire que civil. Comme il possédait quelques cultures dans les environs de Werst, il plaisait au père, et comme il se présentait en gars aimable et de fière tournure, il ne déplaisait point à la fille qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni même regarder de trop près. Au surplus, personne n'y songeait.
Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait être célébré—encore une quinzaine de jours—vers le milieu du mois prochain. A cette occasion, le village se mettrait en fête. Maître Koltz ferait convenablement les choses. Il n'était point avare. S'il aimait à gagner de l'argent, il ne refusait pas de le dépenser à l'occasion. Puis, la cérémonie achevée, Nic Deck élirait domicile dans la maison de famille qui devait lui revenir après le biró, et lorsque Miriota le sentirait près d'elle, peut-être n'aurait-elle plus peur, en entendant le gémissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues nuits d'hiver, de voir apparaître quelque fantôme échappé de ses légendes favorites.
Pour compléter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer deux encore, et non des moins importants, le magister et le médecin.
Le magister Hermod était un gros homme à lunettes, cinquante-cinq ans, ayant toujours entre les dents le tuyau courbé de sa pipe à fourneau de porcelaine, cheveux rares et ébouriffés sur un crâne aplati, face glabre avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire était de tailler les plumes de ses élèves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de fer—par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux canif bien aiguisé! Avec quelle précision, et en clignant de l'œil, il donnait le coup final pour en trancher la pointe! Avant tout, une belle écriture; c'est à cela que tendaient tous ses efforts, c'est à cela que devait pousser ses élèves un maître soucieux de remplir sa mission. L'instruction ne venait qu'en seconde ligne—et l'on sait ce qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les génerations de garçons et de fillettes sur les bancs de son école!
Et maintenant, au tour du médecin Patak.
Comment, il y avait un médecin à Werst, et le village en était encore à croire aux choses surnaturelles?
Oui, mais il est nécessaire de s'entendre sur le titre que prenait le médecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge Koltz.
Patak, petit homme, à gaster proéminent, gros et court, âgé de quarante-cinq ans, faisait très ostensiblement de la médecine courante à Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde étourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik —ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses clients, qui eussent guéri d'eux-mêmes. D'ailleurs, on se porte bien au col de Vulkan; l'air y est de première qualité, les maladies épidémiques y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir, même en ce coin privilégié de la Transylvanie. Quant au docteur Patak—oui! on disait: docteur!—quoiqu'il fût accepté comme tel, il n'avait aucune instruction, ni en médecine ni en pharmacie, ni en rien. C'était simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le rôle consistait à surveiller les voyageurs, retenus sur la frontière pour la patente de santé. Rien de plus. Cela, paraît-il, suffisait à la population peu difficile de Werst. Il faut ajouter—ce qui ne saurait surprendre—que le docteur Patak était un esprit fort, comme il convient à quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il aucune des superstitions qui ont cours dans la région des Carpathes, pas même celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait. Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait osé s'approcher du château depuis un temps immémorial:
«Il ne faudrait pas me défier d'aller rendre visite à votre vieille cassine!» répétait-il à qui voulait l'entendre.
Mais, comme on ne l'en défiait pas, comme on se gardait même de l'en défier, le docteur Patak n'y était point allé, et, la crédulité aidant, le château des Carpathes était toujours enveloppé d'un impénétrable mystère.
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