Reborn. Miriam Mastrovito
lui manqua. «Merci» murmura-t-elle, et elle se dirigea vers la sortie aussi vite qu’elle était entrée.
Elle trébucha en descendant les escaliers mais une prise ferme l’empêcha de tomber au sol. Elle était sur le point de se confondre en remerciements pour la seconde fois de la journée lorsqu’elle fit le point sur l’image de son sauveteur et se figea en ravalant ses paroles.
«Tu es ici!» s’exclama Iuri en esquissant un sourire. Il s’arrêta immédiatement. «Il y a un problème?» demanda-t-il avec appréhension. Ses yeux rouges, ses cheveux ébouriffés, ses leggings couverts de terre ne lui avaient pas échappé.
Il lui sembla un instant plonger dans le gris de ses iris, fumée liquide qui l’enveloppait d’une étreinte presque rassurante. Elle imagina lui dire quelque chose, lui parler de son cauchemar, car elle se rendait subitement compte qu’elle était complètement seule et qu’elle avait peur. Puis, comme émergeant d’un rêve, elle réalisa que cet homme était la personne la moins appropriée à qui demander de l’aide. Il l’assaillait depuis des mois alors qu’elle tentait en vain de lui échapper, elle avait craint plusieurs fois qu’il puisse lui faire du mal bien qu’il ne lui ait jamais donné de raison de croire qu’il était violent.
«Laisse-moi tranquille!» siffla-t-elle en se libérant de sa prise.
«Tu as disparu de la circulation, tu n’as pas ouvert la boutique et maintenant que je te vois, tu as l’air bouleversée, insista-t-il.»
«Ce ne sont pas tes affaires. Tu dois arrêter de m’épier.»
«Je veux juste t’aider, laisse-moi t’accompagner.»
«N’essaie même pas!» explosa-t-elle en se mettant à courir.
***
Elle arriva à la boutique sans même s’en rendre compte. Elle fouilla dans son sac pour récupérer le jeu de clés qu’elle avait toujours avec elle, ouvrit et fonça à l’intérieur, accompagnée du délicat tintement du carillon accroché à la porte. Elle ferma derrière elle et se précipita dans la réserve à l’arrière.
Elle devait faire quelque chose, occuper ses mains et se concentrer sur une activité qui l’empêche de penser à ce qu’il se passait, autrement elle deviendrait folle, si ce n’était pas déjà le cas.
Elle choisit une vieille poupée en vinyle parmi celles achetées au vide-grenier et empilées dans un panier en attendant d’être ramenées à la vie.
D’un geste rageur mais expert, elle la déshabilla, détacha ses membres, la tête et ce qu’il restait de sa perruque. Elle déposa la tête chauve sur un plateau, la mit dans un petit four posé sur une étagère contre le mur, l’alluma en réglant la température sur cent cinquante degrés et lança le minuteur. En attendant, elle commença à laver frénétiquement les bras et les jambes.
Il aurait probablement été plus sage de continuer à chercher des preuves de la mort de Martina ou, mieux encore, appeler le docteur Abruzzo au lieu de se cacher et de reporter le problème mais, en ce moment, Elga n’avait pas la force de se comporter sagement, elle souhaitait juste qu’un coup d’éponge efface les derniers évènements.
Elle voulait que sa fille revienne, vivante ou morte.
Pendant quelques instants, elle fit semblant que le film du temps s’était rembobiné. Elle imagina être revenue à la date précédant l’anniversaire de sa fille, quand sa seule préoccupation était de lui confectionner un cadeau spécial. Elle alluma la stéréo et relança le CD resté dans le lecteur la dernière fois qu’elle était venue.
“Recommençons par Cascade” se dit-elle, et elle se mit à chanter elle aussi pour s’empêcher de pleurer.
Tandis qu’elle comprimait la tête sortie du four dans l’intention d’ôter les yeux des orbites, sa voix de plus en plus incertaine commença à suivre péniblement celle de Siouxsie. Elle se sentait un peu mieux; rassurée par l’odeur familière de sa tanière, ses gestes de toujours, la présence de ses poupées et de la musique, Elga eut l’impression de pouvoir tout oublier. Toutefois, la tension ne l’avait pas totalement quittée, ses mains tremblaient encore et la rendaient maladroite.
Une pression plus forte que nécessaire fit sauter un œil en plastique. Il rebondit, roula au sol, se glissa sous le rideau qui séparait l’atelier de la pièce en face, destinée à accueillir le public. Instinctivement, elle le suivit dans l’autre pièce.
«C’est ça que tu cherches?»
La voix de la fillette la fit sursauter. Elle se retourna lentement dans la direction dont elle provenait. Rea était assise par terre, imbriquée dans le petit espace entre une étagère et le mur. Elle portait une jupe en jean et un chemisier visiblement neufs. Ses pieds chaussés de ballerines noires bougeaient l’un contre l’autre à un rythme cadencé.
Elle resta pétrifiée, incapable de réagir durant de longues minutes.
Je ne l’ai pas entendue entrer. Ce fut tout ce qu’elle put penser alors qu’elle luttait pour vaincre le sentiment d’horreur qui la rendait muette.
«Qu’est-ce que tu fais ici?» bredouilla-t-elle enfin.
«Je voulais rester avec toi» répondit la petite d’un ton suppliant.
«Elisa le sait? C’est elle qui t’a accompagnée?»
Rea secoua la tête.
«Elle ne sait rien, je suis venue seule.»
«Tu ne devais pas… Tu ne peux pas rester ici de toute façon.»
«Pourquoi pas? Je veux retourner à la maison, je n’aime pas rester chez grand-mère. Je veux rester avec toi, maman!»
À ces mots, Elga s’emporta, comme si quelqu’un avait appuyé sur le mauvais interrupteur dans son cerveau.
«Ne m’appelle pas comme ça!» cria-t-elle. «Je ne suis pas ta mère!»
Rea lui renvoya un regard chargé de désespoir. Pendant une fraction de seconde, elle ressembla à un chiot perdu. Ses yeux se gonflèrent de larmes, elle se retint un instant, puis éclata en sanglots.
« Pourquoi tu ne veux plus de moi? Laisse-moi rester avec toi, je serai gentille. »
L’autre vacilla. Elle reconnut une douleur sincère dans le regard de la petite et éprouva de la peine, mais elle ne se sentait pas en état de l’aider.
«Tu dois partir» répliqua-t-elle avec fermeté.
Alors, la fillette se leva, serra les poings et fronça les sourcils. «Tu es méchante!» gronda-t-elle. Une méchante maman!» D’un bond, elle s’élança vers l’étagère, attrapa une poupée et la projeta en direction du comptoir.
Elga l’esquiva de justesse. «Ne fais plus ça!» la réprimanda-t-elle.
Pour toute réponse, elle prit une autre poupée. À ce moment, la femme réagit; elle fut sur elle avant qu’elle ne puisse la lancer, la secoua jusqu’à lui faire lâcher prise et la poussa violemment dehors, la faisant dégringoler du trottoir.
«Disparais!» hurla-t-elle les jambes bien écartées sur le seuil pour l’empêcher de rentrer.
«Tu as besoin d’aide?» Iuri sembla surgir de nulle part.
«C’est réglé» grinça-t-elle. «À part le fait que tu continues à m’espionner.»
L’homme ne fit pas mine d’avoir reçu le message et tourna les yeux vers la petite. Elle pleurait, à genoux au milieu de la route.
«Que s’est-il passé? Qui est-elle?»
«Va te faire foutre!» D’un coup sec, Elga ferma la porte et s’y adossa pour que personne ne puisse plus pénétrer sa solitude.
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