Bel-Ami / Милый друг. Ги де Мопассан
avait pris l'habitude, comme un ouvrier saisit le tour de main qu'il faut pour accomplir une besogne réputée difficile et dont s'étonnent les autres. Il l'écoutait, pensant: «C'est bon à retenir tout ça. On écrirait des chroniques parisiennes charmantes en la faisant bavarder sur les événements du jour.»
Mais on frappa doucement, tout doucement à la porte par laquelle elle était venue; et elle cria:
– Tu peux entrer, mignonne.
La petite fille parut, alla droit à Duroy et lui tendit la main.
La mère, étonnée, murmura:
– Mais c'est une conquête. Je ne la reconnais plus.
Le jeune homme, ayant embrassé l'enfant, la fit asseoir à côté de lui, et lui posa, avec un air sérieux, des questions gentilles sur ce qu'elle avait fait depuis qu'ils ne s'étaient vus. Elle répondait de sa petite voix de flûte, avec son air grave de grande personne.
La pendule sonna trois heures. Le journaliste se leva.
– Venez souvent, demanda Mme de Marelle, nous bavarderons comme aujourd'hui, vous me ferez toujours plaisir. Mais pourquoi ne vous voit-on plus chez les Forestier?
Il répondit:
– Oh! pour rien. J'ai eu beaucoup à faire. J'espère bien que nous nous y retrouverons un de ces jours.
Et il sortit le cœur plein d'espoir, sans savoir pourquoi.
Il ne parla pas à Forestier de cette visite.
Mais il en garda le souvenir, les jours suivants, plus que le souvenir, une sorte de sensation de la présence irréelle et persistante de cette femme. Il lui semblait avoir pris quelque chose d'elle, l'image de son corps restée dans ses yeux et la saveur de son être moral restée en son cœur. Il demeurait sous l'obsession de son image, comme il arrive quelquefois quand on a passé des heures charmantes auprès d'un être. On dirait qu'on subit une possession étrange, intime, confuse, troublante et exquise, parce qu'elle est mystérieuse.
Il fit une seconde visite au bout de quelques jours.
La bonne l'introduisit dans le salon, et Laurine parut aussitôt. Elle tendit, non plus sa main, mais son front, et dit:
– Maman m'a chargée de vous prier de l'attendre. Elle en a pour un quart d'heure, parce qu'elle n'est pas habillée. Je vous tiendrai compagnie.
Duroy, qu'amusaient les manières cérémonieuses de la fillette, répondit:
– Parfaitement, mademoiselle, je serai enchanté de passer un quart d'heure avec vous; mais je vous préviens que je ne suis point sérieux du tout, moi, je joue toute la journée; je vous propose donc de faire une partie de chat perché.
La gamine demeura saisie, puis elle sourit, comme aurait fait une femme, de cette idée qui la choquait un peu et l'étonnait aussi; et elle murmura:
– Les appartements ne sont pas faits pour jouer.
Il reprit:
– Ça m'est égal. Moi je joue partout. Allons, attrapez-moi.
Et il se mit à tourner autour de la table, en l'excitant à le poursuivre, tandis qu'elle s'en venait derrière lui, souriant toujours avec une sorte de condescendance polie, et étendant parfois la main pour le toucher, mais sans s'abandonner jusqu'à courir.
Il s'arrêtait, se baissait, et lorsqu'elle approchait, de son petit pas hésitant, il sautait en l'air comme les diables enfermés en des boîtes, puis il s'élançait d'une enjambée à l'autre bout du salon. Elle trouvait ça drôle, finissait par rire, et, s'animant, commençait à trottiner derrière lui, avec de légers cris joyeux et craintifs, quand elle avait cru le saisir. Il déplaçait les chaises, en faisait des obstacles, la forçait à pivoter pendant une minute autour de la même, puis, quittant celle-là, en saisissait une autre. Laurine courait maintenant, s'abandonnait tout à fait au plaisir de ce jeu nouveau et, la figure rose, elle se précipitait d'un grand élan d'enfant ravie, à chacune des fuites, à chacune des ruses, à chacune des feintes de son compagnon.
Brusquement, comme elle s'imaginait l'atteindre, il la saisit dans ses bras, et, l'élevant jusqu'au plafond, il cria:
– Chat perché!
La fillette enchantée agitait ses jambes pour s'échapper et riait de tout son cœur.
Mme de Marelle entra et, stupéfaite:
– Ah! Laurine… Laurine qui joue… Vous êtes un ensorceleur, monsieur.
Il reposa par terre la gamine, baisa la main de la mère, et ils s'assirent, l'enfant entre eux. Ils voulurent causer; mais Laurine, grisée, si muette d'ordinaire, parlait tout le temps, et il fallut l'envoyer à sa chambre.
Elle obéit sans répondre, mais avec des larmes dans les yeux.
Dès qu'ils furent seuls, Mme de Marelle baissa la voix:
– Vous ne savez pas, j'ai un grand projet, et j'ai pensé à vous. Voilà: comme je dîne toutes les semaines chez les Forestier, je leur rends ça, de temps en temps, dans un restaurant. Moi, je n'aime pas à avoir du monde chez moi, je ne suis pas organisée pour ça, et, d'ailleurs, je n'entends rien aux choses de la maison, rien à la cuisine, rien à rien. J'aime vivre à la diable. Donc je les reçois de temps en temps au restaurant, mais ça n'est pas gai quand nous ne sommes que nous trois, et mes connaissances à moi ne vont guère avec eux. Je vous dis ça pour vous expliquer une invitation peu régulière. Vous comprenez, n'est-ce pas, que je vous demande d'être des nôtres samedi, au Café Riche, sept heures et demie. Vous connaissez la maison?
Il accepta avec bonheur. Elle reprit:
– Nous serons tous les quatre seulement, une vraie partie carrée. C'est très amusant ces petites fêtes-là, pour nous autres femmes qui n'y sommes pas habituées.
Elle portait une robe marron foncé, qui moulait sa taille, ses hanches, sa gorge, ses bras d'une façon provocante et coquette; et Duroy éprouvait un étonnement confus, presque une gêne dont il ne saisissait pas bien la cause, du désaccord de cette élégance soignée et raffinée avec l'insouci visible pour le logis qu'elle habitait.
Tout ce qui vêtait son corps, tout ce qui touchait intimement et directement sa chair, était délicat et fin, mais ce qui l'entourait ne lui importait plus.
Il la quitta, gardant, comme l'autre fois, la sensation de sa présence continuée dans une sorte d'hallucination de ses sens. Et il attendit le jour du dîner avec une impatience grandissante.
Ayant loué pour la seconde fois un habit noir, ses moyens ne lui permettant point encore d'acheter un costume de soirée, il arriva le premier au rendez-vous, quelques minutes avant l'heure.
On le fit monter au second étage, et on l'introduisit dans un petit salon de restaurant, tendu de rouge et ouvrant sur le boulevard son unique fenêtre.
Une table carrée, de quatre couverts, étalait sa nappe blanche, si luisante qu'elle semblait vernie; et les verres, l'argenterie, le réchaud brillaient gaiement sous la flamme de douze bougies portées par deux hauts candélabres.
Au dehors on apercevait une grande tache d'un vert clair que faisaient les feuilles d'un arbre, éclairées par la lumière vive des cabinets particuliers.
Duroy s'assit sur un canapé très bas, rouge comme les tentures des murs, et dont les ressorts fatigués, s'enfonçant sous lui, lui donnèrent la sensation de tomber dans un trou. Il entendait dans toute cette vaste maison une rumeur confuse, ce bruissement des grands restaurants fait du bruit des vaisselles et des argenteries heurtées, du bruit des pas rapides des garçons adouci par le tapis des corridors, du bruit des portes un moment ouvertes et qui laissent échapper le son des voix de tous ces étroits salons où sont enfermés des gens qui dînent. Forestier entra et lui serra la main avec une familiarité cordiale, qu'il ne lui témoignait jamais dans les bureaux de la Vie Française.
– Ces deux dames vont arriver ensemble, dit-il; c'est très gentil ces dîners-là!
Puis il regarda la table, fit éteindre tout à fait un bec de gaz qui brûlait en veilleuse,