Le Chevalier de Maison-Rouge. Alexandre Dumas

Le Chevalier de Maison-Rouge - Alexandre  Dumas


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donc ce qui s’était passé à Paris la veille et le jour même; voilà ce qui s’y passait pendant cette soirée du 10 mars, et ce qui faisait que, dans cette obscurité humide et dans ce silence menaçant, les maisons destinées à abriter les vivants, devenues muettes et sombres, ressemblaient à des sépulcres peuplés seulement de morts.

      En effet, de longues patrouilles de gardes nationaux recueillis et précédés d’éclaireurs, la baïonnette en avant; des troupes de citoyens des sections armés au hasard et serrés les uns contre les autres; des gendarmes interrogeant chaque recoin de porte ou chaque allée entr’ouverte, tels étaient les seuls habitants de la ville qui se hasardassent dans les rues, tant on comprenait d’instinct qu’il se tramait quelque chose d’inconnu et de terrible.

      Une pluie fine et glacée, cette même pluie qui avait rassuré Pétion, était venue augmenter la mauvaise humeur et le malaise de ces surveillants, dont chaque rencontre ressemblait à des préparatifs de combat et qui, après s’être reconnus avec défiance, échangeaient le mot d’ordre lentement et de mauvaise grâce. Puis on eût dit, à les voir se retourner les uns et les autres après leur séparation, qu’ils craignaient mutuellement d’être surpris par derrière.

      Or, ce soir-là même où Paris était en proie à l’une de ces paniques, si souvent renouvelées qu’il eût dû cependant y être quelque peu habitué, ce soir où il était sourdement question de massacrer les tièdes révolutionnaires qui, après avoir voté, avec restriction pour la plupart, la mort du roi, reculaient aujourd’hui devant la mort de la reine, prisonnière au Temple avec ses enfants et sa belle-sœur, une femme enveloppée d’une mante d’indienne lilas, à poils noirs, la tête couverte ou plutôt ensevelie par le capuchon de cette mante, se glissait le long des maisons de la rue Saint-Honoré, se cachant dans quelque enfoncement de porte, dans quelque angle de muraille chaque fois qu’une patrouille apparaissait, demeurant immobile comme une statue, retenant son haleine jusqu’à ce que la patrouille fût passée, et alors, reprenant sa course rapide et inquiète jusqu’à ce que quelque danger du même genre vînt de nouveau la forcer au silence et à l’immobilité.

      Elle avait déjà parcouru ainsi impunément, grâce aux précautions qu’elle prenait, une partie de la rue Saint-Honoré, lorsqu’au coin de la rue de Grenelle elle tomba tout à coup, non pas dans une patrouille, mais dans une petite troupe de ces braves enrôlés volontaires qui avaient dîné à la halle au blé, et dont le patriotisme était exalté encore par les nombreux toasts qu’ils avaient portés à leurs futures victoires.

      La pauvre femme jeta un cri et essaya de fuir par la rue du Coq.

      – Eh! là, là, citoyenne, cria le chef des enrôlés, car déjà, tant le besoin d’être commandé est naturel à l’homme, ces dignes patriotes s’étaient nommés des chefs. Eh! là, là, où vas-tu?

      La fugitive ne répondit point et continua de courir.

      – En joue! dit le chef, c’est un homme déguisé, un aristocrate qui se sauve!

      Et le bruit de deux ou trois fusils retombant irrégulièrement sur des mains un peu trop vacillantes pour être bien sûres, annonça à la pauvre femme le mouvement fatal qui s’exécutait.

      – Non, non! s’écria-t-elle en s’arrêtant court et en revenant sur ses pas; non, citoyen, tu te trompes; je ne suis pas un homme.

      – Alors, avance à l’ordre, dit le chef, et réponds catégoriquement. Où vas-tu comme cela, charmante belle de nuit?

      – Mais, citoyen, je ne vais nulle part… Je rentre.

      – Ah! tu rentres?

      – Oui.

      – C’est rentrer un peu tard pour une honnête femme, citoyenne.

      – Je viens de chez une parente qui est malade.

      – Pauvre petite chatte, dit le chef en faisant de la main un geste devant lequel recula vivement la femme effrayée; et où est notre carte?

      – Ma carte? Comment cela, citoyen? Que veux-tu dire et que me demandes-tu là?

      – N’as-tu pas lu le décret de la Commune?

      – Non.

      – Tu l’as entendu crier, alors?

      – Mais non. Que dit donc ce décret, mon Dieu?

      – D’abord, on ne dit plus mon Dieu, on dit l’Être suprême.

      – Pardon; je me suis trompée. C’est une ancienne habitude.

      – Mauvaise habitude, habitude d’aristocrate.

      – Je tâcherai de me corriger, citoyen. Mais tu disais…?

      – Je disais que le décret de la Commune défend, passé dix heures du soir, de sortir sans carte de civisme. As-tu ta carte de civisme?

      – Hélas! non.

      – Tu l’as oubliée chez ta parente?

      – J’ignorais qu’il fallût sortir avec cette carte.

      – Alors, entrons au premier poste; là, tu t’expliqueras gentiment, avec le capitaine, et, s’il est content de toi, il te fera reconduire à ton domicile par deux hommes, sinon il te gardera jusqu’à plus ample information. Par file à gauche, pas accéléré, en avant, marche!

      Au cri de terreur que poussa la prisonnière, le chef des enrôlés volontaires comprit que la pauvre femme redoutait fort cette mesure.

      – Oh! oh! dit-il, je suis sûr que nous tenons quelque gibier distingué. Allons, allons, en route, ma petite ci-devant.

      Et le chef saisit le bras de la prévenue, le mit sous le sien et l’entraîna, malgré ses cris et ses larmes, vers le poste du Palais-Égalité.

      On était déjà à la hauteur de la barrière des Sergents, quand, tout à coup, un jeune homme de haute taille, enveloppé d’un manteau, tourna le coin de la rue Croix-des-Petits-Champs, juste au moment où la prisonnière essayait par ses supplications d’obtenir qu’on lui rendît la liberté. Mais, sans l’écouter, le chef des volontaires l’entraîna brutalement. La jeune femme poussa un cri, moitié d’effroi, moitié de douleur.

      Le jeune homme vit cette lutte, entendit ce cri, et bondissant d’un côté à l’autre de la rue, il se trouva en face de la petite troupe.

      – Qu’y a-t-il, et que fait-on à cette femme? demanda-t-il à celui qui paraissait être le chef.

      – Au lieu de me questionner, mêle-toi de ce qui te regarde.

      – Quelle est cette femme, citoyens, et que lui voulez-vous? répéta le jeune homme d’un ton plus impératif encore que la première fois.

      – Mais qui es-tu, toi-même, pour nous interroger?

      Le jeune homme écarta son manteau, et l’on vit briller une épaulette sur un costume militaire.

      – Je suis officier, dit-il, comme vous pouvez le voir.

      – Officier… dans quoi?

      – Dans la garde civique.

      – Eh bien! qu’est-ce que ça nous fait, à nous? répondit un homme de la troupe. Est-ce que nous connaissons ça, les officiers de la garde civique!

      – Quoi qu’il dit? demanda un autre avec un accent traînant et ironique particulier à l’homme du peuple, ou plutôt de la populace parisienne qui commence à se fâcher.

      – Il dit, répliqua le jeune homme, que si l’épaulette ne fait pas respecter l’officier, le sabre fera respecter l’épaulette.

      Et, en même temps, faisant un pas en arrière, le défenseur inconnu de la jeune femme dégagea des plis de son manteau et fit briller, à la lueur d’un réverbère, un large et solide sabre d’infanterie. Puis, d’un mouvement rapide et qui annonçait une certaine habitude des luttes armées, saisissant le chef des enrôlés volontaires par le collet de sa carmagnole


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