Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey
bien. Alors, tu vas m’accompagner chez ce magistrat.
– Moi! ah! mais non, par exemple! Je t’ai déjà dit que je n’avais pas de temps à perdre.
– Comme tu voudras. Mais je ne puis rien faire sans toi… j’entends: rien d’officiel. Si je me présente devant le commissaire, il faudra bien lui dire de qui je tiens les pièces que je lui rapporte; il faudra aussi que je lui raconte la mort de ton chat. Je crois même qu’il demandera à voir le cadavre de Mirza. On fera l’autopsie de la pauvre bête.
– Jamais de la vie! s’écria Freneuse. Je ne veux pas qu’on dissèque mon chat. C’est bien assez que tu l’aies tué.
– Donc, il est inutile que j’aille voir le commissaire pour lui conter l’histoire, répliqua Binos. Qui veut la fin, veut les moyens, mon cher. Si nous mettons l’affaire entre les mains de la police, tu dois t’attendre à être longuement et fréquemment interrogé.
– C’est ce que je ne veux pas.
– Et c’est ce qui arrivera sans aucun doute. À cette heure, personne ne croit à un crime. Aussi t’a-t-on laissé tranquille. Mais si l’empoisonnement de Mirza est constaté, les choses changeront aussitôt de face. On fera des expériences avec l’épingle sur d’autres animaux; on sacrifiera des chiens et des lapins; les médecins écriront de gros rapports sur les effets du curare, et l’on ne doutera plus que la jeune fille de l’omnibus n’ait été assassinée. On mettra sur pied tous les agents, et, comme toi seul as remarqué et observé la tueuse et son complice de l’impériale, on te priera sans doute d’accompagner ces messieurs de la Sûreté dans leurs expéditions, à seule fin de reconnaître les coupables, si l’on parvient à les dénicher.
– Allons donc! Est-ce qu’un particulier est tenu de payer de sa personne en pareil cas? Tu te moques de moi.
– Je conviens que j’ai un peu chargé le tableau, mais tu peux être certain qu’on t’appellera chaque fois qu’on aura mis la main sur un homme suspect ou sur une femme suspecte. C’est toi qui décideras s’il faut les relâcher, ou si l’arrestation doit être maintenue.
– Charmante perspective! Je serais toute la journée aux ordres de la police. Non pas, non pas! Fais comme tu l’entendras, cher ami. Pourvu que je ne sois obligé de ne me mêler de rien, c’est tout ce que je demande.
– Alors, tu me confies l’épingle et la lettre déchirée; tu me laisses carte blanche, et tu ne t’aviseras jamais de contrôler mes opérations?
– Jamais!… à une condition… c’est que tu me tiendras au courant.
– Tu peux y compter. Je ne serai occupé que de ma chasse aux gredins, et comme je te vois tous les jours, je n’aurai rien de mieux à te dire que de te raconter ce que j’aurai fait la veille. C’est convenu, n’est-ce pas? Nous nous passons du commissaire.
– Oui… et cependant…
– Quoi donc?
– Je me demande si nous avons le droit de garder pour nous ce que nous savons. Le devoir d’un bon citoyen est d’éclairer la justice, et tu veux laisser, comme on dit, la lumière sous le boisseau.
– Pardon! je compte bien l’éclairer quand le moment sera venu, la justice!… c’est-à-dire quand je tiendrai le couple scélérat; elle me devra des remerciements, car j’aurai préparé sa besogne, et le procès de ces coquins sera plus qu’à moitié fait quand je les lui livrerai.
– En vérité, je t’admire. Tu as en tes talents une confiance!… Et sans doute tu te proposes d’opérer seul.
– Pas tout à fait. J’ai beaucoup de dispositions pour devenir un limier de premier ordre, mais la pratique me manque. Au début, il me faudra un guide, un instructeur, pas pour les grands principes… je les ai devinés d’instinct… mais pour me montrer les petites ficelles du métier.
«Eh bien, j’ai cet homme-là sous la main.
– Ah bah!
– Mon Dieu, oui. C’est un monsieur que je rencontre très souvent au café… pas dans ce quartier-ci… il m’a pris en amitié parce qu’un soir je lui ai fait son portrait au crayon… et à l’œil. Il cause police assez volontiers, et il en cause très bien. Je suis à peu près sûr qu’il en a été autrefois.
– Diable! tu as de belles connaissances.
– Que veux-tu? Je ne peux pas passer mes soirées dans les salons du faubourg Saint-Germain. On oublie toujours de m’y inviter. Mais si tu connaissais ce brave Piédouche, tu comprendrais que je me plaise dans sa société. Il est plein d’esprit… et d’anecdotes amusantes.
– Je n’en doute pas, mais je te dispense de me le présenter, et je te prie même de ne pas lui parler de moi.
«Et maintenant que nous sommes d’accord, fais-moi le plaisir de me débarrasser de tout ce qui me rappellerait cette lugubre histoire. Emporte la lettre, l’épingle, et même le corps de Mirza.
– Je ne demande pas mieux, répondit Binos, et par la même occasion je vais te débarrasser de ma personne. J’ai affaire chez moi.
– Une dernière recommandation, ajouta Freneuse. Ne dis jamais un mot de cette affaire devant Pia. Elle est très nerveuse, et je craindrais…
– Et puis elle bavarderait. N’aie pas peur. Je ne lui dirai rien. Et si elle me demande ce qu’est devenu ton chat, je lui raconterai qu’il est mort pour avoir léché sur ta palette des couleurs à l’arsenic.
III. Paul Freneuse avait ses raisons pour ne pas trop prolonger avec Binos une conversation qui n’aurait jamais fini…
Paul Freneuse avait ses raisons pour ne pas trop prolonger avec Binos une conversation qui n’aurait jamais fini, pour peu qu’il eût voulu entrer dans les idées de ce rapin fantaisiste et entreprenant.
Binos ne demandait qu’à l’entraîner avec lui dans la chasse aux criminels qu’il rêvait, mais Paul Freneuse avait moins d’imagination et plus de bon sens que son camarade. Il reconnaissait maintenant que la jeune fille de l’omnibus pouvait avoir été assassinée. L’expérience qui avait coûté la vie à Mirza était décisive. Mais de là à croire qu’il était possible de retrouver les coupables, il y avait loin, et Freneuse ne se souciait nullement de s’embarquer dans une entreprise qui lui aurait pris son temps et qui aurait troublé la tranquillité d’esprit dont il avait besoin pour ses travaux.
Sans être un ambitieux, Freneuse avait la ferme volonté de conquérir une situation indépendante, et il était en bon chemin pour y parvenir. Il possédait déjà cette notoriété qui conduit à la renommée, quelquefois même à la gloire. Il n’était encore qu’un artiste de talent, mais il pouvait devenir un grand peintre, et, en attendant, il gagnait déjà beaucoup d’argent.
Il ne devait, du reste, ses succès qu’à lui-même. Fils unique d’un négociant qui aurait pu lui transmettre un bel héritage, Paul s’était trouvé à dix-neuf ans sans appui et sans ressources. Complètement ruiné par une de ces crises commerciales qui renversent les maisons les plus solides, son père était mort de chagrin et ne lui avait laissé qu’un nom intact, car il avait tout sacrifié pour faire face à ses engagements. Paul, qui avait perdu sa mère en naissant, restait seul au monde, n’ayant d’autre parent qu’un cousin éloigné, qui habitait la province et qui avait cru faire beaucoup pour lui en mettant à sa disposition: une somme de mille francs destinée à lui permettre d’aller chercher fortune à l’étranger.
Paul, qui n’avait aucun goût pour le métier de chercheur d’or en Australie et qui se sentait de grandes dispositions pour la peinture, avait employé cette aumône à se transporter à Rome, où il était resté cinq ans, travaillant pour vivre et surtout pour s’instruire. Parti élève, il était revenu maître, un bien jeune maître, encore contesté, mais très apprécié des artistes et aussi très goûté par le public qui achète.
Tout