Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey
la toile fût levée.
Il suivit donc les spectateurs qui rentraient après avoir fumé leur cigarette dehors; il donna au contrôle le numéro de la loge, et il monta lentement l’escalier qui conduit au couloir des premières.
Il était sorti de son cercle dans d’excellentes dispositions d’esprit, prêt à prendre tout en bonne part et à déployer son amabilité des grandes occasions. Mais la rencontre de cette marchande d’oranges avait changé son humeur. Elle venait de le remettre en face des problèmes qui charmaient tant Binos et qui l’amusaient si peu. Il semblait en vérité que cette lamentable histoire de l’omnibus le poursuivît partout. Il aurait voulu ne plus jamais en entendre parler, et tout le monde lui en parlait, même les gens qu’il ne connaissait pas.
Et ce qui l’agaçait surtout, c’était de ne pas pouvoir s’en détacher, quoi qu’il fît pour cela. Elle l’intéressait malgré lui. Il avait beau se dire que la mort de cette jeune fille ne le regardait pas et que les visées de son cher camarade n’avaient pas le sens commun, il prêtait involontairement l’oreille aux propos d’une commère, il prenait plaisir à l’interroger, et les renseignements qu’elle lui fournissait à tort et à travers piquaient sa curiosité.
– Décidément, c’est trop bête, murmurait-il en se faisant porter par la foule qui refluait dans le théâtre; je me crée des ennuis tout exprès, lorsque je n’aurais qu’à me laisser vivre, pour être parfaitement heureux. J’ai réussi à me faire un nom et à gagner beaucoup plus d’argent qu’il ne m’en faut. On me choie partout, et il ne tiendrait peut-être qu’à moi de faire un très beau mariage, tout en épousant une personne qui me plaît. Qu’aurai-je besoin de m’embarrasser des suites d’un événement auquel j’ai assisté par hasard? C’est bon pour Binos, qui est un désœuvré et un extravagant, de chercher des coquins introuvables. Moi, je puis mieux employer mon temps. Au diable les marchandes d’oranges et les épingles empoisonnées! Il s’agit ce soir de plaire à cette admirable créature qui a nom Marguerite Paulet; quand je n’obtiendrais d’elle et de son père que la permission de faire son portrait pour le salon de l’année prochaine, ce serait un succès qui me consolerait très bien de ne jamais découvrir l’homme et la femme qui ont machiné ce crime ténébreux.
Tout en se tenant à lui-même ce discours très sensé, Freneuse s’efforçait de fendre le flot humain qui l’entourait, et n’y réussissait guère. Il avait justement devant lui un grand et vigoureux gaillard dont le large dos lui barrait le passage, et qui semblait faire exprès de ne pas se presser pour impatienter les gens qui venaient après lui.
Après plusieurs tentatives pour se glisser contre le mur et ce personnage, Freneuse finit par essayer d’une poussée, afin de le décider à avancer un peu plus vite.
L’homme se retourna, en grommelant des mots impolis, et montra ainsi son visage à l’artiste, qui éprouva en le voyant une sensation bizarre. Il lui parut que cet amateur de drames à spectacle ressemblait au voyageur de l’impériale. C’étaient les mêmes traits taillés à coups de hache, les mêmes moustaches grisonnantes, les mêmes favoris coupés militairement, la même physionomie dure. Seulement, le costume était tout différent: au lieu d’un paletot-sac et d’un feutre rond, ce monsieur portait une redingote noire en drap fin et un chapeau de soie tout neuf.
Ses yeux examinèrent rapidement Freneuse, des yeux noirs très vifs, ombragés par des sourcils épais, et sans doute il ne le jugea pas digne de sa colère, car, au lieu de l’apostropher, il se remit aussitôt en position, et il accéléra son allure, si bien qu’il se fit faire place et qu’il se perdit promptement dans le corridor de l’orchestre.
On jurerait qu’il m’a reconnu et qu’il s’est dérobé, pensa Freneuse. Si Binos était ici et si je lui communiquais mes impressions, il s’attacherait aux pas de cet individu. Mais je ne suis pas Binos, et je ne vais pas m’amuser à courir après lui.
Sur cette sage réflexion, il continua son chemin, et il eut moins de peine à gagner le premier étage, les gens qui encombraient l’entrée ayant presque tous leur place au parterre.
Il chercha la loge, qui était une loge de face, et quand il l’eut trouvée, il appela l’ouvreuse, sans plus songer à la rencontre qu’il venait de faire.
La préposée au vestiaire et à la location des petits bancs accourut à la voix du monsieur bien mis qui l’appelait, et l’introduisit dans la loge occupée depuis le lever du rideau par le père et la fille.
Freneuse eut le plaisir de voir les joues de Mlle Marguerite se colorer d’une rougeur qui lui parut de bon augure, et M. Paulet l’accueillit de la façon la plus flatteuse. Il prit la peine de se lever pour lui tendre les deux mains, et il avança lui-même un tabouret au nouveau venu, qui ne s’assit qu’après avoir payé son entrée par un compliment fort bien tourné, auquel la jeune fille répondit par un gracieux sourire.
– Je savais bien que vous ne refuseriez pas de nous tenir compagnie, s’écria M. Paulet, et je vous remercie de nous consacrer votre soirée.
Ce propriétaire était un petit vieillard propret, d’un aspect agréable et d’une tenue correcte. Il avait le geste prompt, la parole facile, l’abord engageant, et sa physionomie eût été sympathique, si elle eût été plus franche. Les yeux la déparaient un peu; ils ne regardaient presque jamais en face, et ils avaient une mobilité inquiétante. Et puis, les lèvres souriaient trop, et le sourire était banal. Mais l’ensemble ne déplaisait pas, et M. Paulet aurait fait un beau-père des plus présentables.
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