Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey

Le crime de l'omnibus - Fortuné du Boisgobey


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ce moment, l’artiste, qui songeait toujours aux deux femmes assises en face de lui, fut brusquement distrait de sa rêverie par un bruit qui partait de l’impériale, le bruit de trois coups de talon de botte, trois coups successifs, séparés par un léger intervalle et vigoureusement frappés.

      Tiens! se dit-il, le voyageur de l’impériale qui fait des appels du pied comme un maître d’armes. Il paraît qu’il est encore là. En voilà un que dix degrés au-dessous de zéro ne gênent pas.

      Ah! cependant, il en a assez, car il se décide à descendre.

      En effet, les bottes qui venaient d’exécuter ce roulement apparurent sur le marchepied aérien, les jambes suivirent, puis le torse, et enfin l’homme, après avoir jeté un rapide coup d’œil dans l’intérieur de l’omnibus, sauta sur le pavé. Le peintre, qui observait ses mouvements, le vit s’éloigner à grands pas par la rue de la Tour-d’Auvergne.

      Allons! pensa-t-il, ce bonhomme si lourdement botté n’a pas les intentions que je lui supposais. Je me figurais qu’il attendrait à la sortie la dame qui a accepté sa place, et qu’il tâcherait de lui faire aussi accepter son bras.

      Pas du tout. Il s’en va tranquillement tout seul. Il a raison, car cette personne ne me semble pas d’humeur à se familiariser avec des messieurs de son espèce.

      Pendant qu’il se tenait à lui-même ce judicieux discours, l’omnibus atteignait le point où la rue des Martyrs croise deux autres rues, fort habitées: la rue de Laval, à gauche, et la rue Condorcet, à droite.

      On s’arrête toujours là pour dételer le cheval de renfort, et aussi parce qu’à cet endroit du parcours, il arrive souvent que la voiture se vide. Les voyageurs, et surtout les voyageuses, descendent en masse.

      Et ce soir-là, elles n’y manquèrent pas. Presque toutes se levèrent à la fois, et ce fut à qui sortirait la première.

      Tant et si bien qu’après cette dégringolade générale, il ne resta plus dans l’intérieur que le grand brun et les deux femmes assises en face de lui.

      Encore, celle qui soutenait la dormeuse faisait-elle mine de partir aussi.

      – Monsieur, dit-elle vivement, cette pauvre enfant qui s’appuie sur moi dort d’un si bon sommeil que je me reprocherais de la réveiller… et cependant, il faut que je descende… je demeure tout près d’ici, et il est tard… Oserai-je vous demander de me remplacer dans mes fonctions de reposoir?

      – Avec le plus grand plaisir, répondit le jeune homme en s’asseyant à la place que la grosse marchande d’oranges venait d’abandonner.

      – Attendez encore un peu, je vous prie, cria la charitable dame au conducteur qui allait donner le signal du départ.

      En même temps elle soulevait, avec des précautions infinies, la tête de la jeune fille qui reposait sur son épaule, et elle la plaçait délicatement sur l’épaule du grand brun, tout prêt à la recevoir.

      La dormeuse se laissa faire sans donner signe d’existence, et s’abandonna si complètement que le voisin auquel on la confiait crut devoir la soutenir par la taille.

      – Je vous remercie, monsieur, dit la dame voilée. Il m’en coûtait de la laisser seule; mais puisque vous allez jusqu’au bout de la ligne, je puis la quitter. Si vous pouviez la reconduire jusqu’à la porte de la maison où elle va, vous feriez assurément une bonne action, car, à l’heure qu’il est, ce quartier est dangereux pour une jeune fille.

      Et, sans attendre la réponse de son suppléant, elle se coula rapidement hors de l’omnibus qui venait d’enfiler la rue de Laval. Le conducteur s’était accoté dans le coin, à l’entrée de la voiture, au-dessous du compteur, et il s’occupait à vérifier, à la clarté fugitive des becs de gaz, les derniers pointages de sa feuille.

      Le peintre restait donc tout à fait en tête-à-tête avec la belle dormeuse, et personne ne l’empêchait de lui dire des douceurs ou de lui demander une séance de portrait; mais, pour en venir là, il fallait d’abord la réveiller, et il voulait y mettre des formes.

      Il la serrait discrètement contre sa poitrine, et il espérait qu’en accentuant un peu cette pression décente, il réussirait à la tirer de sa torpeur.

      Il se trompait. Il eut beau appuyer un peu plus, sa main ne sentit pas battre le cœur de cette enfant, qui ne devait cependant pas être accoutumée à se laisser étreindre ainsi. L’idée vint alors à ce malin garçon qu’elle n’était pas si endormie qu’elle en voulait avoir l’air, et qu’elle ne demandait pas mieux que de devenir son obligée.

      Il était Parisien; il avait de l’expérience et du flair. Aussi ne croyait-il guère à la vertu des demoiselles qui montent en omnibus toutes seules, à minuit moins un quart, et qui se dirigent, à cette heure indue, vers les boulevards extérieurs.

      Il voulut savoir à quoi s’en tenir, et il se pencha un peu, afin de voir de près le visage de cette dormeuse obstinée; mais la dernière lanterne, celle qui agonisait dès le départ, avait fini par s’éteindre, et l’intérieur de la voiture était plongé dans une obscurité complète.

      Il se pencha jusqu’à toucher presque la figure de la jeune fille, et il s’aperçut qu’elle était pâle comme de l’albâtre, et qu’aucun souffle ne sortait de sa bouche entrouverte.

      Il prit une de ses mains qui étaient restées dans le manchon, et il trouva que cette main était glacée.

      – Elle est évanouie, murmura-t-il. Elle a besoin de secours.

      Et il appela le conducteur, qui lui répondit, sans s’émouvoir:

      – Nous voilà à la station. Ce n’est pas la peine d’arrêter pour si peu.

      En effet, vivement mené par un cocher pressé d’aller se coucher et par des chevaux qui sentaient l’écurie, l’omnibus avait parcouru la rue Frochot en un clin d’œil et débouchait sur la place Pigalle.

      Le jeune homme, effrayé, essaya de relever la malheureuse enfant qui s’était affaissée dans ses bras; mais elle retomba, inerte, et alors seulement il comprit que la vie s’était envolée de ce pauvre corps.

      – Nous y sommes, monsieur, dit le conducteur, qui les prenait pour deux amoureux. Bien fâché de réveiller votre dame. Mais nous n’allons pas plus loin. Il faut descendre… à moins qu’elle n’ait envie de coucher dans la voiture.

      – C’est dans la fosse qu’elle couchera, lui cria le grand brun. Vous ne voyez donc pas qu’elle est morte?

      – Bon! vous blaguez, pour vous amuser. Eh bien, là, vrai, vous savez, ça ne porte pas bonheur, ces plaisanteries-là. Faut jamais rire avec la mort!

      – Je n’ai pas envie de rire. Je vous dis que cette femme-là a la peau froide comme du marbre, et qu’elle ne respire plus. Venez m’aider à la tirer de l’omnibus. Je ne peux pas la porter tout seul.

      – Elle ne doit pourtant pas être lourde… enfin, si elle est malade pour tout de bon, je vas vous donner un coup de main; on ne peut pas la laisser là, c’est sûr.

      Sur cette conclusion, le conducteur se décida, en rechignant, à monter dans la voiture, où le grand brun faisait de son mieux pour soutenir la malheureuse enfant. L’employé monta aussi, et, à eux trois, ils n’eurent pas de peine à enlever ce corps frêle. La salle d’attente de la station n’était pas encore fermée. Ils l’y portèrent, ils l’y étendirent sur une banquette, et le jeune homme releva d’une main tremblante le voile qui cachait la moitié du visage de la morte.

      Elle était merveilleusement belle: une vraie figure de vierge de Raphaël. Ses grands yeux noirs n’avaient plus de flamme, mais ils étaient restés ouverts, et ses traits contractés exprimaient une douleur indicible. Elle avait dû horriblement souffrir.

      – C’est pourtant vrai qu’elle a passé, murmura le conducteur.

      – Pendant le voyage! Et vous ne vous en êtes pas aperçu? s’écria l’employé.

      – Non,


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