Les derniers jours de Pékin. Pierre Loti

Les derniers jours de Pékin - Pierre  Loti


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sans feuilles, dont la mitraille a déchiqueté les branches. Et, sur tout cela, un ciel bas et lugubre, où des flocons de neige passent en cinglant.

      Il faut se découvrir dès l’entrée de ce jardin, car on ne sait pas sur qui l’on marche; les places, qui seront marquées bientôt, je n’en doute pas, n’ont pu l’être encore, et on n’est pas sûr, lorsqu’on se promène, de n’avoir pas sous les pieds quelqu’un de ces morts qui mériteraient tant de couronnes.

      Dans cette maison du chancelier, épargnée un peu par miracle, les assiégés habitaient pêle-mêle, et dormaient par terre, diminués de jour en jour par les balles, vivant sous la menace pressante de la mort.

      Au début – mais leur nombre, hélas! diminua vite, – ils étaient là une soixantaine de matelots français et une vingtaine de matelots autrichiens, se faisant tuer côte à côte et d’une allure également magnifique. A eux s’étaient joints quelques volontaires français, qui faisaient le coup de feu dans leurs rangs, sur les barricades ou sur les toits, et deux étrangers, M. et madame de Rosthorn, de la légation d’Autriche. Les officiers de chez nous qui commandaient la défense étaient le lieutenant de vaisseau Darcy et l’aspirant Herber, qui dort aujourd’hui dans la terre du jardin, frappé d’une balle en plein front.

      L’horreur de ce siège, c’est qu’il n’y avait à attendre des assiégeants aucune pitié; si, à bout de forces et à bout de vivres, on venait à se rendre, c’était la mort, et la mort avec d’atroces raffinements chinois pour prolonger des paroxysmes de souffrance.

      Aucun espoir non plus de s’évader par quelque sortie suprême: on était au milieu du grouillement d’une ville; on était enclavé dans un dédale de petites bâtisses sournoises abritant une fourmilière d’ennemis, et, pour emprisonner plus encore, on sentait autour de soi, emmurant le tout, le colossal rempart noir de Pékin.

      C’était pendant la période torride de l’été chinois; le plus souvent, il fallait se battre quand on mourait de soif, quand on était aveuglé de poussière, sous un soleil aussi destructeur que les balles, et dans l’incessante et fade infection des cadavres.

      Cependant une femme était là avec eux, charmante et jeune, cette Autrichienne, à qui il faudrait donner une de nos plus belles croix françaises. Seule au milieu de ces hommes en détresse, elle gardait son inaltérable gaieté de bon aloi; elle soignait les blessés, préparait de ses propres mains le repas des matelots malades, – et puis s’en allait charrier des briques et du sable pour les barricades, ou bien faire le guet du haut des toits.

* * * * *

      Autour des assiégés, le cercle se resserrait de jour en jour, à mesure que leurs rangs s’éclaircissaient et que la terre du jardin s’emplissait de morts; ils perdaient du terrain pied à pied, disputant à l’ennemi, qui était légion, le moindre pan de mur, le moindre tas de briques.

      Et quand on les voit, leurs petites barricades de rien du tout, faites en hâte la nuit, et que cinq ou six matelots réussissaient à défendre (cinq ou six, vers la fin c’était le plus qu’on pouvait fournir), il semble vraiment qu’à tout cela un peu de surnaturel se soit mêlé. Quand, avec l’un des défenseurs du lieu, je me promène dans ce jardin, sous le ciel sombre, et qu’il me dit: «Là, au pied de ce petit, mur, nous les avons tenus tant de jours… Là, devant cette petite barricade, nous avons résisté une semaine», cela paraît un conte héroïque et merveilleux.

      Oh! leur dernier retranchement! C’est tout à côté de la maison, un fossé creusé fiévreusement à tâtons dans l’espace d’une nuit, et, sur la berge, quelques pauvres sacs pleins de terre et de sable: tout ce qu’ils avaient pour barrer le passage aux tortionnaires, qui leur grimaçaient la mort, à six mètres à peine, au-dessus d’un pan de mur.

      Ensuite vient le «cimetière», c’est-à-dire le coin de jardin qu’ils avaient adopté pour y grouper leurs morts, – avant les jours plus affreux où il fallait les enfouir çà ou là, en cachant bien la place, de peur qu’on ne vînt les violer, comme c’est ici l’atroce coutume. Un lamentable petit cimetière, au sol foulé et écrasé dans les combats à bout portant, aux arbustes fracassés, hachés par la mitraille. On y enterrait sous le feu des Chinois, et un vieux prêtre à barbe blanche, – devenu depuis un martyr dont la tête fut traînée dans les ruisseaux, – y disait tranquillement les prières devant les fosses, malgré tout ce qui sifflait dans l’air autour de lui, tout ce qui fouettait et cassait les branches.

      Vers les derniers jours, leur cimetière, tant ils avaient perdu de terrain peu à peu, était devenu la «zone contestée», et ils tremblaient pour leurs morts; les ennemis s’étaient avancés jusqu’à la bordure; on se regardait et on se tuait de tout près, par-dessus le sommeil de ces braves, si hâtivement couchés dans la terre. S’ils avaient franchi ce cimetière, les Chinois, et escaladé le frêle petit retranchement suprême, en sacs de sable, en gravier dans des rideaux cousus, alors, pour tous ceux qui restaient là, c’était l’horrible torture au milieu des musiques et des rires, l’horrible dépeçage, les ongles d’abord arrachés, les pieds tenaillés, les entrailles mises dehors, et la tête ensuite, au bout d’un bâton, promenée par les rues.

      On les attaquait de tous les côtés et par tous les moyens, souvent aux heures les plus imprévues de la nuit. Et c’était presque toujours avec des cris, avec des fracas soudains de trompes et de tam-tams. Autour d’eux, des milliers d’hommes à la fois venaient hurler à la mort, – et il faut avoir entendu des hurlements de Chinois pour imaginer ces voix-là, dont le timbre seul vous glace. Ou bien des gongs assemblés sous les murs leur faisaient un vacarme de grand orage.

      Parfois, d’un trou subitement ouvert dans une maison voisine, sortait sans bruit et s’allongeait, comme une chose de mauvais rêve, une perche de vingt ou trente pieds, avec du feu au bout, de l’étoupe et du pétrole enflammés, et cela venait s’appuyer contre les charpentes de leurs toits, pour sournoisement les incendier. C’est ainsi du reste qu’une nuit furent brûlée les écuries de la légation.

      On les attaquait aussi par en dessous; ils entendaient des coups sourds frappés dans la terre et comprenaient qu’on les minait, que les tortionnaires allaient surgir du sol, ou bien encore les faire sauter. Et il fallait, coûte que coûte, creuser aussi, tenter d’établir des contremines pour conjurer ce péril souterrain. Un jour cependant, vers midi, en deux terribles détonations qui soulevèrent des trombes de plâtras et de poussière, la légation de France sauta, ensevelissant à demi sous ses décombres le lieutenant de vaisseau qui commandait la défense et un groupe de ses marins. – Mais ce ne fut point la fin encore; ils sortirent de cette cendre et de ces pierres qui les couvraient jusqu’aux épaules, ils sortirent excepté deux, deux braves matelots qui ne reparurent plus, et la lutte fut continuée, presque désespérément, dans des conditions toujours plus effroyables.

* * * * *

      Elle restait là quand même, la gentille étrangère, qui aurait si bien pu s’abriter ailleurs, à la légation d’Angleterre par exemple, où s’étaient réfugiés la plupart des ministres avec leurs familles; au moins les balles n’y arrivaient pas, on y était au centre même du quartier défendu par quelques poignées de braves et on s’y sentait en sécurité tant que les barricades tiendraient encore. Mais non, elle restait là, et continuait son rôle admirable, en ce point brûlant qu’était la légation de France, – point qui représentait d’ailleurs la clef, la pierre d’angle de tout le quadrilatère européen, et dont la perte eut amené le désastre général.

      Une fois, ils virent, avec leurs longues-vues, afficher un édit de l’Impératrice, en grandes lettres sur papier rouge, ordonnant de cesser le feu contre les étrangers. (Ce qu’ils ne virent pas, c’est que les hommes chargés de l’affichage étaient écharpés par la foule.) Une sorte d’accalmie, d’armistice s’ensuivit quand même, on les attaqua avec moins de violence.

      Ils voyaient aussi des incendies partout, ils entendaient des fusillades entre Chinois, des canonnades et de longs cris; des quartiers entiers flambaient; on s’entre-tuait autour d’eux dans la ville fermée; des rages y fermentaient comme en un pandémonium, – et on suffoquait à présent, on étouffait


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