Les derniers jours de Pékin. Pierre Loti

Les derniers jours de Pékin - Pierre  Loti


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des fouillis de meubles brisés. – Tout est plein, archiplein; à prix d’or, on ne trouverait pas une soupente avec un matelas.

      Et il faut, bon gré mal gré, mendier la table et le logis à des officiers inconnus – qui nous donnent d’ailleurs la plus amicale hospitalité, dans des maisons où les trous d’obus ont été bouchés à la hâte et où le vent n’entre plus.

      Samedi 13 octobre.

      J’ai choisi de voyager en jonque tant que le cours du Peï-Ho le permettra, la jonque étant un logis tout trouvé, dans ce pays où je dois m’attendre à ne rencontrer que des ruines et des cadavres.

      Et cela nécessite quantité de petits préparatifs.

      D’abord, la réquisitionner, cette jonque, et y faire approprier l’espèce de sarcophage où j’habiterai sous un toit de natte. Ensuite, dans les magasins de Tien-Tsin, tous plus ou moins pillés et démolis, acheter les choses nécessaires à quelques jours de vie nomade, depuis les couvertures jusqu’aux armes. Et enfin, chez les Pères lazaristes, embaucher un Chinois pour faire le thé, – le jeune Toum, quatorze ans, une figure de chat et une queue jusqu’à terre.

* * * * *

      Dîné chez le général Frey – qui, à la tête du petit détachement de France, entra le premier, comme chacun sait, au coeur de Pékin, dans la «Ville impériale».

      Et il veut bien me conter en détail cette journée magnifique, la prise du «Pont de Marbre», son arrivée ensuite dans cette «Ville impériale», dans ce lieu de mystère que je verrai bientôt, et où jamais, avant lui, aucun Européen n’avait pénétré.

      Au sujet de ma petite expédition personnelle, qui à côté de la sienne paraît si anodine et si négligeable, le général a la bonté de s’inquiéter de ce que nous boirons en route, mon serviteur et moi, par ces temps d’infection cadavérique où l’eau est un perpétuel danger, où des débris humains, jetés par les Chinois, macèrent dans tous les puits, – et il me fait un inappréciable cadeau: une caisse d’eau d’Évian.

      II. Les deux déesses des boxers

      Dimanche 14 octobre.

      La vieille Chinoise, ridée comme une pomme d’hiver, entr’ouvre avec crainte la porte à laquelle nous avons lourdement frappé. C’est dans la pénombre au fond d’un étroit couloir exhalant des fétidités malsaines, entre des parois que la crasse a noircies, quelque part où l’on se sent muré comme au coeur d’une prison.

      Figure d’énigme, la vieille Chinoise nous dévisage tous, d’un regard impénétrable et mort; puis, reconnaissant parmi nous le chef de la police internationale, elle s’efface en silence pour laisser entrer.

      Une petite cour sinistre, où nous la suivons. De pauvres fleurs d’arrière-automne y végètent entre des vieux murs et on y respire des puanteurs fades.

      Pénétrant là, bien entendu, comme en pays conquis, nous sommes un groupe d’officiers, trois Français, deux Anglais, un Russe.

      Quelle étrange créature, notre conductrice, qui va titubant sur la pointe de ses invraisemblables petits pieds! Sa chevelure grise, piquée de longues épingles, est tellement tirée vers le chignon que cela lui retrousse les yeux à l’excès. Sa robe sombre est quelconque; mais sur son masque couleur de parchemin, elle porte au suprême degré ce je ne sais quoi des races usées que l’on est convenu d’appeler la distinction. Ce n’est, paraît-il, qu’une servante à gages; cependant son aspect, son allure déconcertent; quelque mystère semble couver là-dessous; on dirait une douairière très affinée, qui aurait versé dans les honteuses besognes clandestines. Et tout ce lieu, du reste, pour qui ne saurait pas, représenterait plutôt mal…

      Après la cour, un vestibule sordide, et enfin une porte peinte en noir, avec une inscription chinoise en deux grandes lettres rouges. C’est là, – et sans frapper, la vieille touche le verrou pour ouvrir.

      On pourrait s’y méprendre, mais nous venons en tout bien tout honneur, pour faire visite aux deux déesses – aux «goddesses», comme les appellent avec un peu d’ironie nos deux compagnons anglais, – déesses prisonnières, que l’on garde enfermées au fond de ce palais. – Car nous sommes ici dans les communs, dans les basses dépendances, les recoins secrets du palais des vice-rois du Petchili, et il nous a fallu pour y arriver franchir l’immense désolation d’une ville aux murs cyclopéens, qui n’est plus à présent qu’un amas de décombres et de cadavres.

* * * * *

      C’était du reste singulier, tout à fait unique – aujourd’hui dimanche, jour de fête dans les campements et les casernes – l’animation de ces ruines, qui se trouvaient par hasard peuplées de soldats joyeux. Dans les longues rues pleines de débris de toute sorte, entre les murs éventrés des maisons sans toiture, circulaient gaiement des zouaves, des chasseurs d’Afrique, bras dessus bras dessous avec des Allemands en casque à pointe; il y avait des petits soldats japonais reluisants et automatiques, des Russes en casquette plate, des bersaglieri emplumés, des Autrichiens, des Américains à grand feutre, et des cavaliers de l’Inde coiffés de turbans énormes. Tous les pavillons d’Europe flottaient sur ces dévastations de Tien-Tsin, dont les armées alliées ont fait le partage. En certains quartiers, des Chinois, peu à peu revenus après leur grande fuite, maraudeurs surtout et gens sans aveu, avaient établi, en plein air frais, au beau soleil de ce dimanche d’automne, des bazars, parmi la poussière grise des démolitions et la cendre des incendies, pour vendre aux soldats des choses ramassées dans les ruines, des potiches, des robes de soie, des fourrures. Et il y en avait tant, de ces soldats, tant et tant d’uniformes de toute espèce sur la route, tant et tant de factionnaires présentant les armes, qu’on se fatiguait le bras à rendre les continuels saluts militaires reçus au passage, dans cette Babel inouïe.

      Au bout de la ville détruite, près des hauts remparts, devant ce palais des vice-rois où nous nous rendions pour voir les déesses, des Chinois à la cangue étaient alignés le long du mur, sous des écriteaux indiquant leurs méfaits. Et deux piquets gardaient les portes, baïonnette au fusil, l’un d’Américains, l’autre de Japonais, à côté des vieux monstres en pierre au rictus horrible qui, suivant la mode chinoise, veillaient accroupis de chaque côté du seuil.

      Rien de bien somptueux, dans ce palais de décrépitude et de poussière, que nous avons distraitement traversé; rien de grand non plus, mais de la vraie Chine, de la très vieille Chine, grimaçante et hostile; des monstres à profusion, en marbre, en faïence brisée, en bois vermoulu, tombant de vétusté dans les cours, ou menaçant au bord des toits; des formes affreuses, partout esquissées sous la cendre et l’effacement du temps; des cornes, des griffes, des langues fourchues et de gros yeux louches. Et dans des cours tristement murées, quelques roses de fin de saison, fleurissant encore, sous des arbres centenaires.

* * * * *

      Maintenant donc, après beaucoup de détours dans des couloirs mal éclairés, nous voici devant la porte des déesses, la porte marquée de deux grandes lettres rouges. La vieille Chinoise alors, toujours mystérieuse et muette, tenant le front haut, mais baissant obstinément son regard sans vie, pousse devant nous les battants noirs, avec un geste de soumission qui signifie: Les voilà, regardez!

      Au milieu d’un lamentable désordre, dans une chambre demi-obscure où n’entre pas le soleil du soir et où commence déjà le crépuscule, deux pauvres filles, deux soeurs qui se ressemblent, sont assises tête basse, effondrées plutôt, en des poses de consternation suprême, l’une sur une chaise, l’autre sur le bord du lit d’ébène qu’elles doivent partager pour dormir. Elles portent d’humbles robes noires; mais çà et là par terre, des soies éclatantes sont jetées comme choses perdues, des tuniques brodées de grandes fleurs et de chimères d’or: les parures qu’elles mettaient pour aller sur le front des armées, parmi les balles sifflantes, aux jours de bataille; leurs atours de guerrières et de déesses…

      Car elles étaient des espèces de Jeanne d’Arc – si ce n’est pas un blasphème que de prononcer à propos d’elles ce nom idéalement pur, – elles étaient des filles-fétiches que l’on postait dans les


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