Une Histoire Sans Nom. Barbey d'Aurevilly
d'une bonhomie si charmante, et qui, comme tant de choses charmantes, marquées du caractère d'un autre temps, n'existe plus !
Mais celui qui se fit annoncer et qui entra dans la salle à manger où les dames de Ferjol l'attendaient pour souper, ne ressemblait nullement au capucin de baromètre qui s'encapuchonnait à la pluie et se désencapuchonnait au beau temps. C'était un autre type que la joyeuse silhouette inventée par la moqueuse imagination de nos pères. – Dans cette gauloise France, même en des jours de foi, on a beaucoup ri du moine et du capucin, mais surtout du capucin. Plus tard, à une époque moins fervente, cet aimable et mauvais sujet de Régent, qui se riait de tout, ne demandait-il pas à un capucin qui se disait indigne : « Eh ! de quoi diable es-tu digne, si tu n'es pas digne d'être capucin ? » Le XVIIIe siècle, qui méprisait l'Histoire comme Mirabeau, et à qui l'Histoire le rendra bien, comme à Mirabeau, avait oublié que Sixte-Quint, le sublime porcher de Montalto, avait été capucin, et toute sa vie de siècle, il chansonna les capucins et les cribla d'épigrammes. Mais celui qui, ce soir-là, parut devant ces dames de Ferjol, n'aurait prêté ni à la moindre épigramme ni au moindre couplet de chanson. Il était de grande et imposante tournure, – et puisque le monde aime l'orgueil, son regard, qui ne demandait pas qu'on l'excusât d'être capucin, n'avait rien de l'humilité volontaire de son ordre. Son geste non plus. Il devait avoir l'air de commander l'aumône, en tendant la main. Et quelle main ! – d'un galbe superbe, sortant de sa grande manche avec un éclat de blancheur qui sautait aux yeux, étonnés de cette main, royale de beauté, tendue si impérieusement à l'aumône. C'était un homme du milieu de la vie, robuste, à barbe courte, frisée comme celle de l'Hercule antique et d'une couleur foncée de bronze. On eût dit Sixte-Quint obscur, à trente ans. Agathe Thousard, la vieille servante des dames de Ferjol, venait, selon l'usage respectueux des maisons pieuses, de lui donner à laver ses pieds dans le corridor, et ses pieds, qui sortaient de l'eau, luisaient dans ses sandales comme des pieds de marbre ou d'ivoire, sculptés par Phidias.
Il salua très noblement ces dames, à l'orientale, les bras croisés sur sa poitrine, et pour personne, même pour Voltaire, il n'aurait mérité ce nom méprisant de « frocard » qu'on donnait alors aux gens de sa robe.
Quoique les boutons rouges du cardinalat ne dussent jamais étoiler son froc, il semblait fait pour les porter.
Ces dames, qui ne connaissaient de lui que sa voix de prédicateur, tombant de la chaire dans cette église où pleuvaient les ténèbres du soir, trouvèrent, quand elles le virent, que sa personne faisait bien un avec sa voix. Comme on était en Carême et que cet homme de pauvreté et d'abstinence allait le représenter plus particulièrement, puisqu'il allait le prêcher, on lui offrit la collation obligée du Carême, composée de haricots à l'huile, de salade de céleri et de betteraves mêlée à des anchois, à du thon et à des huîtres marinées en baril. Il y fit honneur, mais il repoussa le vin qu'on lui présenta, quoique ce fût du vin catholique, un vieux Château du Pape. Il parut à ces dames avoir l'esprit et la gravité de son état, sans affectation et sans papelardise. Quand il eut rabattu sur ses épaules le capuchon avec lequel il était entré, il laissa voir un cou de proconsul romain et un crâne énorme, brillant comme une glace et cerclé d'une légère couronne, bronzée comme sa barbe et frisée comme elle.
Tout ce qu'il dit à ces deux femmes qui allaient l'héberger, fut d'un homme qui avait l'habitude de ces hospitalités faites par les plus hautes compagnies à ces mendiants de Jésus-Christ qui n'étaient jamais déplacés dans quelque milieu que ce pût être, et que la religion mettait de pair avec les plus élevés de ce monde. Il ne fut cependant sympathique ni à l'une ni à l'autre de ces dames de Ferjol. Elles estimèrent qu'il manquait de la simplicité et de la rondeur qu'elles avaient rencontrées chez d'autres prédicateurs de Carême, logés chez elles les années précédentes. Lui, il imposait et presque indisposait. Pourquoi ne se sentait-on pas à l'aise en sa présence ?… Il était impossible de s'en rendre compte ; mais il y avait dans le regard hardi de cet homme et surtout dans l'arc de sa bouche, sous la moustache de sa barbe courte, une incroyable et inquiétante audace… Il semblait un de ces hommes dont on peut dire : « Il était capable de tout. » Ce fût en le regardant, un soir, sous l'abat-jour de la lampe, après souper, quand une espèce de familiarité se fut établie entre lui et les femmes dont il était le commensal, que Mme de Ferjol lui dit pensivement : « Quand on vous regarde, mon Père, on est presque tenté de se demander ce que vous auriez été si vous n'aviez été un saint homme. » Il ne fut point choqué de cette observation. Il en sourit.
Mais de quel sourire… Mme de Ferjol n'oublia jamais ce sourire, qui, quelque temps après, devait enfoncer dans son âme une si épouvantable conviction.
Mais, malgré ce mot plus fort qu'elle et qui lui avait échappé, Mme de Ferjol n'eut point, pendant les quarante jours qu'il passa chez elle, la moindre chose à reprocher à ce capucin, d'une physionomie si peu en harmonie avec l'humilité de son état. Langage et tenue, tout fut en lui irréprochable. « Il serait peut-être mieux à la Trappe que dans un couvent », disait quelquefois Mme de Ferjol à sa fille, quand elles étaient seules et qu'elles s'entretenaient de leur hôte et de son audacieuse physionomie. La Trappe, dans l'opinion du monde, est surtout faite, avec son silence et la férocité de sa règle, pour les pécheurs qui ont quelque grand crime à expier. Mme de Ferjol avait un esprit pénétrant. Quoiqu'elle fût dans la plus haute dévotion depuis des années, sa charité de dévote n'empêchait pas sa pénétration de femme du monde de s'exercer. Spirituelle, très capable d'apprécier la grande éloquence du Père Riculf – un nom du Moyen Âge, qui, du reste, lui allait bien -, elle n'était cependant pas plus entraînée par cette éloquence que par l'homme qui en était doué. À plus forte raison sa jeune fille, que cette dure éloquence faisait trembler… Ni le talent ni l'homme n'étaient adhérents à ces deux femmes, et pour cette raison, elles n'allèrent point à confesse à lui, comme les autres femmes de la bourgade, qui s'en affolèrent. C'est assez la coutume, dans les villes religieuses, de quitter son confesseur pendant les missions qu'on y fait et de prendre le missionnaire qui passe ; on se donne alors le luxe très bien porté d'un confesseur ordinaire et d'un confesseur extraordinaire. Tout le temps qu'il prêcha son Carême, le confessionnal du Père Riculf ne désemplit pas des femmes de la bourgade, et les dames de Ferjol furent peut-être les seules qu'on n'y vit pas. Cela étonna tout le monde. Dans l'église, comme chez elles, il y avait, pour les dames de Ferjol, un cercle autour de cet isolant capucin, et elles s'arrêtaient à la circonférence de ce cercle, inexplicablement mystérieux. Sentaient-elles, d'avertissement intérieur, car nous avons tous notre démon de Socrate, qu'il allait leur devenir fatal ?…
Chapitre 2
La baronne de Ferjol n'était point de ce pays, qu'elle n'aimait pas. Elle était née au loin. C'était une fille noble de race normande, qu'un mariage, qui avait été une folie d'inclination, avait jetée dans ce « trou de formica-leo », – comme elle disait dédaigneusement, en pensant aux horizons et aux luxuriants paysages de son opulent pays… Seulement, le formica-leo, c'était l'homme qu'elle aimait ; et le trou dans lequel il l'avait précipitée, l'amour, pendant des années, l'avait élargi et rempli de son agrandissante lumière. Heureuse chute ! Elle était tombée là parce qu'elle aimait. La baronne de Ferjol, de son nom Jacqueline-Marie-Louise d'Olonde, s'était éprise du baron de Ferjol, capitaine au régiment de Provence (infanterie), dont le régiment, dans les dernières années du règne de Louis XVI, avait fait partie du camp d'observation dressé sur le mont de Rauville-la-Place, à trois pas de la rivière la Douve et de Saint-Sauveur-le-Vicomte, qui ne s'appelle plus maintenant que Saint-Sauveur-sur-Douve, comme on dit Strafford-sur-Avon. Ce petit camp, dressé là en prévision d'une descente des Anglais sur la côte qui menaçait alors le Cotentin, n'était composé que de quatre régiments d'infanterie, placés sous le commandement du lieutenant-général marquis de Lambert.
Ceux-là qui auraient pu en garder le souvenir sont morts depuis longtemps, et l'immense bruit de la Révolution française, passant par-dessus cet infiniment petit de l'Histoire, l'a fait oublier. Mais ma grand-mère, qui avait vu ce camp, et qui en avait reçu somptueusement tous les officiers chez elle, en parlait encore dans mon enfance avec l'accent qu'ont les vieilles gens, quand ils parlent des choses qu'ils ont vues. Elle avait fort bien connu le baron de