Au Bonheur des Dames. Emile Zola
rouges, elle s’oubliait à regarder flamber l’incendie des soies.
– Tiens? dit crûment Hutin à l’oreille de Favier, la grue de la place Gaillon.
Mouret, tout en affectant d’écouter Bourdoncle et Robineau, était flatté au fond du saisissement de cette fille pauvre, de même qu’une marquise est remuée par le désir brutal d’un charretier qui passe. Mais Denise avait levé les yeux, et elle se troubla davantage, quand elle reconnut le jeune homme qu’elle prenait pour un chef de rayon. Elle s’imagina qu’il la regardait avec sévérité. Alors, ne sachant plus comment s’éloigner, égarée tout à fait, elle s’adressa une fois encore au premier commis venu, à Favier qui se trouvait près d’elle.
– Mme Aurélie, s’il vous plaît?
Favier, désagréable, se contenta de répondre de sa voix sèche:
– À l’entresol.
Et Denise, ayant hâte de n’être plus sous les regards de tous ces hommes, disait merci et tournait de nouveau le dos à l’escalier, lorsque Hutin céda naturellement à son instinct de galanterie. Il l’avait traitée de grue, et ce fut de son air aimable de beau vendeur qu’il l’arrêta.
– Non, par ici, mademoiselle… Si vous voulez bien vous donner la peine…
Même il fit quelques pas devant elle, la conduisit au pied de l’escalier, qui se trouvait à la gauche du hall. Là, il inclina la tête, il lui sourit, du sourire qu’il avait pour toutes les femmes.
– En haut, tournez à gauche… Les confections sont en face.
Cette politesse caressante remuait profondément Denise. C’était comme un secours fraternel qui lui arrivait. Elle avait levé les yeux, elle contemplait Hutin, et tout en lui la touchait, le joli visage, le regard dont le sourire dissipait sa crainte, la voix qui lui semblait d’une douceur consolante. Son cœur se gonfla de gratitude, elle donna son amitié, dans les quelques paroles décousues que l’émotion lui permit de balbutier.
– Vous êtes trop bon… Ne vous dérangez pas… Merci mille fois, monsieur.
Déjà Hutin rejoignait Favier, auquel il disait tout bas, de sa voix crue:
– Hein? quelle désossée!
En haut, la jeune fille tomba droit dans le rayon des confections. C’était une vaste pièce, entourée de hautes armoires en chêne sculpté, et dont les glaces sans tain donnaient sur la rue de la Michodière. Cinq ou six femmes, vêtues de robes de soie, très coquettes avec leurs chignons frisés et leurs crinolines rejetées en arrière, s’y agitaient en causant. Une, grande et mince, la tête trop longue, ayant une allure de cheval échappé, s’était adossée à une armoire, comme brisée déjà de fatigue.
– Madame Aurélie? répéta Denise.
La vendeuse la regarda sans répondre, d’un air de dédain pour sa mise pauvre, puis s’adressant à une de ses camarades, petite, d’une mauvaise chair blanche, avec une mine innocente et dégoûtée, elle demanda:
– Mademoiselle Vadon, savez-vous où est la première?
Celle-là, qui était en train de ranger des rotondes par ordre de taille, ne prit même pas la peine de lever la tête.
– Non, mademoiselle Prunaire, je n’en sais rien, dit-elle du bout des lèvres.
Un silence se fit. Denise restait immobile, et personne ne s’occupait plus d’elle. Pourtant, après avoir attendu un instant, elle s’enhardit jusqu’à poser une nouvelle question.
– Croyez-vous que Mme Aurélie reviendra bientôt?
Alors, la seconde du rayon, une femme maigre et laide qu’elle n’avait pas vue, une veuve à la mâchoire saillante et aux cheveux durs, lui cria d’une armoire où elle vérifiait des étiquettes:
– Attendez, si c’est à Mme Aurélie en personne que vous désirez parler.
Et, questionnant une autre vendeuse, elle ajouta:
– Est-ce qu’elle n’est pas à la réception?
– Non, madame Frédéric, je ne crois pas, répondit celle-ci. Elle n’a rien dit, elle ne peut pas être loin.
Denise, ainsi renseignée, demeura debout. Il y avait bien quelques chaises pour les clientes; mais, comme on ne lui disait pas de s’asseoir, elle n’osa en prendre une, malgré le trouble qui lui cassait les jambes. Évidemment, ces demoiselles avaient flairé la vendeuse qui venait se présenter, et elles la dévisageaient, elles la déshabillaient du coin de l’œil, sans bienveillance, avec la sourde hostilité des gens à table qui n’aiment pas se serrer pour faire place aux faims du dehors. Son embarras grandit, elle traversa la pièce à petits pas et alla regarder dans la rue, afin de se donner une contenance. Juste devant elle, le Vieil Elbeuf, avec sa façade rouillée et ses vitrines mortes, lui parut si laid, si malheureux, vu ainsi du luxe et de la vie où elle se trouvait, qu’une sorte de remords acheva de lui serrer le cœur.
– Dites, chuchotait la grande Prunaire à la petite Vadon, avez-vous vu ses bottines?
– Et la robe donc! murmurait l’autre.
Les yeux toujours vers la rue, Denise se sentait mangée. Mais elle était sans colère, elle ne les avait trouvées belles ni l’une ni l’autre, pas plus la grande avec son chignon de cheveux roux tombant sur son cou de cheval, que la petite, avec son teint de lait tourné, qui amollissait sa face plate et comme sans os. Clara Prunaire, fille d’un sabotier des bois de Vivet, débauchée par les valets de chambre au château de Mareuil, quand la comtesse la prenait pour les raccommodages, était venue plus tard d’un magasin de Langres, et se vengeait à Paris sur les hommes des coups de pied dont le père Prunaire lui bleuissait les reins. Marguerite Vadon, née à Grenoble où sa famille tenait un commerce de toiles, avait dû être expédiée au Bonheur des Dames, pour y cacher une faute, un enfant fait par hasard; et elle se conduisait très bien, elle devait retourner là-bas diriger la boutique de ses parents et épouser un cousin, qui l’attendait.
– Ah bien! reprit à voix basse Clara, en voilà une qui ne pèsera pas lourd ici!
Mais elles se turent, une femme d’environ quarante-cinq ans entrait. C’était Mme Aurélie, très forte, sanglée dans sa robe de soie noire, dont le corsage, tendu sur la rondeur massive des épaules et de la gorge, luisait comme une armure. Elle avait, sous des bandeaux sombres, de grands yeux immobiles, la bouche sévère, les joues larges et un peu tombantes; et, dans sa majesté de première, son visage prenait l’enflure d’un masque empâté de César.
– Mademoiselle Vadon, dit-elle d’une voix irritée, vous n’avez donc pas remis hier à l’atelier le modèle du manteau à taille?
– Il y avait une retouche à faire, madame, répondit la vendeuse, et c’est Mme Frédéric qui l’a gardé.
Alors, la seconde tira le modèle d’une armoire, et l’explication continua. Tout pliait devant Mme Aurélie, quand elle croyait avoir à défendre son autorité. Très vaniteuse, au point de ne pas vouloir être appelée de son nom de Lhomme qui la vexait, et de renier la loge de son père, dont elle parlait comme d’un tailleur en boutique, elle n’était bonne femme que pour les demoiselles souples et caressantes, tombant en admiration devant elle. Autrefois, dans l’atelier de confection qu’elle avait voulu monter à son compte, elle s’était aigrie, sans cesse traquée par la mauvaise chance, exaspérée de se sentir des épaules à porter la fortune et de n’aboutir qu’à des catastrophes; et, aujourd’hui encore, même après son succès au Bonheur des Dames, où elle gagnait douze mille francs par an, il semblait qu’elle gardât une rancune au monde, elle se montrait dure pour les débutantes, comme la vie s’était d’abord montrée dure pour elle.
– Assez de paroles! finit-elle par dire sèchement, vous n’êtes pas plus raisonnable que les autres, madame Frédéric… Qu’on fasse la retouche tout de suite.
Pendant