L'homme qui rit. Victor Hugo
il tendit la plume au chef de la bande.
Le chef signa GAÏZDORRA, captal.
Le génois, au-dessous du chef, signa GIANGIRATE.
Le languedocien signa JACQUES QUATOURZE, dit le NARBONNAIS.
Le provençal signa LUC-PIERRE CAPGAROUPE, du bagne de Mahon.
Sous ces signatures, le docteur écrivit cette note:
– De trois hommes d’équipage, le patron ayant été enlevé par un coup de mer, il ne reste que deux, et on signé.
Les deux matelots mirent leurs noms au-dessous de cette note. Le basque du nord signa GALDEAZUN. Le basque du sud signa AVE-MARIA, voleur.
Puis le docleur dit:
– Capgaroupe.
– Présent, dit le provençal.
– Tu as la gourde de Hardquanonne?
– Oui.
– Donne-la moi.
Capgaroupe but la dernière gorgée d’eau-de-vie et tendit la gourde au docteur.
La crue intérieure du flot s’aggravait. L’épave entrait de plus en plus dans la mer.
Les bords du pont en plan incliné étaient couverts d’une mince lame rongeante, qui grandissait.
Tous s’étaient groupés sur la tonture du navire.
Le docteur sécha l’encre des signatures au feu de la torche, plia le parchemin à plis plus étroits que le diamètre du goulot, et l’introduisit dans la gourde. Il cria:
– Le bouchon.
– Je ne sais où il est, dit Capgaroupe.
– Voici un bout de funin, dit Jacques Quatourze.
Le docteur boucha la gourde avec ce funin, et dît:
– Du goudron.
Galdeazun alla de l’avant, appuya un étouffoir d’étoupe sur la grenade à brûlot qui s’éteignait, la décrocha de l’étrave et l’apporta au docteur, à demi pleine de goudron bouillant.
Le docteur plongea le goulot de la gourde dans le goudron, et l’en retira. La gourde, qui contenait le parchemin signé de tous, était bouchée et goudronnée.
– C’est fait, dit le docteur.
Et de toutes ces bouches sortit, vaguement bégayé en toutes langues, le brouhaha lugubre dos catacombes.
– Ainsi soit-il!
– Mea culpa!
– Asi sea![8]
– Aro raï![9]
– Amen!
On eût cru entendre se disperser dans les ténèbres, devant l’effrayant refus céleste de les entendre, les sombres voix de Babel.
Le docteur tourna le dos à ses compagnons de crime et de détresse, et fit quelques pas vers le bordage. Arrivé au bord de l’épave, il regarda dans l’infini, et dit avec un accent profond:
– Bist du bei mir?[10]
Il parlait probablement à quelque spectre.
L’épave s’enfonçait.
Derrière le docteur tous songeaient. La prière est une force majeure. Ils ne se courbaient pas, ils ployaient. Il y avait de l’involontaire dans leur contrition. Ils fléchissaient comme se flétrit une voile à qui la brise manque, et ce groupe hagard prenait peu à peu, par la jonction des mains et par rabattement des fronts, l’attitude, diverse, mais accablée, de la confiance désespérée en Dieu. On ne sait quel reflet vénérable, venu de l’abîme, s’ébauchait sur ces faces scélérates.
Le docteur revint vers eux.
Quel que fût son passé, ce vieillard était grand en présence du dénoûment. La vaste réticence environnante le préoccupait sans le déconcerter. C’était l’homme qui n’est pas pris au dépourvu. Il y avait sur lui de l’horreur tranquille. La majesté de Dieu compris était sur son visage.
Ce bandit vieilli et pensif avait, sans s’en douter, la posture pontificale.
Il dit:
– Faites attention.
Il considéra un moment l’étendue et ajouta:
– Maintenant nous allons mourir.
Puis il prit la torche des mains d’Ave-Maria, et la secoua.
Une flamme s’en détacha, et s’envola dans la nuit.
Et le docteur jeta la torche à la mer.
La torche s’éteignit. Toute clarté s’évanouit. Il n’y eut plus que l’immense ombre inconnue. Ce fut quelque chose comme la tombe se fermant.
Dans cette éclipse on entendit le docteur qui disait:
– Prions.
Tous se mirent à genoux.
Ce n’était déjà plus dans la neige, c’était dans l’eau qu’ils s’agenouillaient.
Ils n’avaient plus que quelques minutes.
Le docteur seul était resté debout. Les flocons de neige, en s’arrêtant sur lui, l’étoilaient de larmes blanches, et le faisaient visible sur ce fond d’obscurité. On eût dit la statue parlante des ténèbres.
Le docteur fit un signe de croix, et éleva la voix pendant que sous ses pieds commençait cette oscillation presque indistincte qui annonce l’instant où une épave va plonger. Il dit:
– Pater noster qui es in coelis.
Le provençal répéta en français:
– Notre père qui êtes aux cieux.
L’irlandaise reprit en langue galloise, comprise de la femme basque:
– Ar nathair ala ar neamh.
Le docteur continua:
– Sanctificetur nomen tuum.
– Que votre nom soit sanctifié, dit le provençal.
– Naomhthar hainm, dit l’irlandaise.
– Adveniat regnum tuum, poursuivit le docteur.
– Que votre règne arrive, dit le provençal.
– Tigeadh do rioghachd, dit l’irlandaise.
Les agenouillés avaient de l’eau jusqu’aux épaules. Le docteur reprit:
– Fiat voluntas tua.
– Que votre volonté soit faite, balbutia le provençal.
Et l’irlandaise et la basquaise jetèrent ce cri:
– Deuntar do thoil ar an Hhalàmb!
– Sicut in coelo, et in terra, dit le docteur.
Aucune voix ne lui répondit.
Il baissa les yeux. Toutes les têtes étaient sous l’eau. Pas un ne s’était levé. Ils s’étaient laissé noyer à genoux.
Le docteur prit dans sa main droite la gourde qu’il avait déposée sur le capot, et l’éleva au-dessus de sa tête.
L’épave coulait.
Tout en enfonçant, le docteur murmurait le reste de la prière.
Son buste fut hors de l’eau un moment, puis sa tête, puis il n’y eut plus que son bras tenant la gourde, comme s’il la montrait l’infini.
Ce bras disparu. La profonde mer n’eut pas plus de pli qu’une tonne d’huile. La neige continuait de tomber.
Quelque chose surnagea, et s’en alla sur le flot dans l’ombre. C’était la gourde goudronnée que son enveloppe d’osier soutenait.
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