Les Diaboliques. Barbey d'Aurevilly
viendrait chez moi de deux nuits en deux nuits, puisque je ne pouvais aller chez elle, – sa chambre de jeune fille n’ayant d’autre issue que dans l’appartement de ses parents, – et elle y vint régulièrement toutes les deux nuits ; mais jamais elle ne perdit la sensation, – la stupeur de la première fois ! Le temps ne produisit pas sur elle l’effet qu’il produisit sur moi. Elle ne se bronza pas au danger, affronté chaque nuit. Toujours elle restait, et jusque sur mon cœur, silencieuse, me parlant à peine avec la voix, car, d’ailleurs, vous vous doutez bien qu’elle était éloquente ; et lorsque plus tard le calme me prit, moi, à force de danger affronté et de réussite, et que je lui parlai, comme on parle à sa maîtresse, de ce qu’il y avait déjà de passé entre nous, – de cette froideur inexplicable et démentie, puisque je la tenais dans mes bras, et qui avait succédé à ses premières audaces ; quand je lui adressai enfin tous ces pourquoi insatiables de l’amour, qui n’est peut-être au fond qu’une curiosité, elle ne me répondit jamais que par de longues étreintes. Sa bouche triste demeurait muette de tout… excepté de baisers ! Il y a des femmes qui vous disent : « Je me perds pour vous » ; il y en a d’autres qui vous disent : « Tu vas bien me mépriser » ; et ce sont là des manières différentes d’exprimer la fatalité de l’amour. Mais elle, non ! Elle ne disait mot… Chose étrange ! Plus étrange personne ! Elle me produisait l’effet d’un épais et dur couvercle de marbre qui brûlait, chauffé par en dessous… Je croyais qu’il arriverait un moment où le marbre se fendrait enfin sous la chaleur brûlante, mais le marbre ne perdit jamais sa rigide densité. Les nuits qu’elle venait, elle n’avait ni plus d’abandon, ni plus de paroles, et, je me permettrai ce mot ecclésiastique, elle fut toujours aussi difficile à confesser que la première nuit qu’elle était venue. Je n’en tirai pas davantage… Tout au plus un monosyllabe arraché, d’obsession, à ces belles lèvres dont je raffolais d’autant plus que je les avais vues plus froides et plus indifférentes pendant la journée, et, encore, un monosyllabe qui ne faisait pas grande lumière sur la nature de cette fille, qui me paraissait plus sphinx, à elle seule, que tous les Sphinx dont l’image se multipliait autour de moi, dans cet appartement Empire.
– Mais, capitaine, interrompis-je encore, – il y eut pourtant une fin à tout cela ? Vous êtes un homme fort, et tous les Sphinx sont des animaux fabuleux. Il n’y en a point dans la vie, et vous finîtes bien par trouver, que diable ! ce qu’elle avait dans son giron, cette commère-là !
– Une fin ! Oui, il y eut une fin, – fit le vicomte de Brassard en baissant brusquement la vitre du coupé, comme si la respiration avait manqué à sa monumentale poitrine et qu’il eût besoin d’air pour achever ce qu’il avait à raconter. – Mais le giron, comme vous dites, de cette singulière fille n’en fut pas plus ouvert pour cela. Notre amour, notre relation, notre intrigue, – appelez cela comme vous voudrez, – nous donna, ou plutôt me donna, à moi, des sensations que je ne crois pas avoir éprouvées jamais depuis avec des femmes plus aimées que cette Alberte, qui ne m’aimait peut-être pas, que je n’aimais peut-être pas ! ! Je n’ai jamais bien compris ce que j’avais pour elle et ce qu’elle avait pour moi, et cela dura plus de six mois ! Pendant ces six mois, tout ce que je compris, ce fut un genre de bonheur dont on n’a pas l’idée dans la jeunesse. Je compris le bonheur de ceux qui se cachent. Je compris la jouissance du mystère dans la complicité, qui, même sans l’espérance de réussir, ferait encore des conspirateurs incorrigibles. Alberte, à la table de ses parents comme partout, était toujours la Madame Infante qui m’avait tant frappé le premier jour que je l’avais vue. Son front néronien, sous ses cheveux bleus à force d’être noirs, qui bouclaient durement et touchaient ses sourcils, ne laissaient rien passer de la nuit coupable, qui n’y étendait aucune rougeur. Et moi qui essayais d’être aussi impénétrable qu’elle, mais qui, j’en suis sûr, aurais dû me trahir dix fois si j’avais eu affaire à des observateurs, je me rassasiais orgueilleusement et presque sensuellement, dans le plus profond de mon être, de l’idée que toute cette superbe indifférence était bien à moi et qu’elle avait pour moi toutes les bassesses de la passion, si la passion pouvait jamais être basse ! Nul que nous sur la terre ne savait cela… et c’était délicieux, cette pensée ! Personne, pas même mon ami, Louis de Meung, avec lequel j’étais discret depuis que j’étais heureux ! Il avait tout deviné, sans doute, puisqu’il était aussi discret que moi. Il ne m’interrogeait pas. J’avais repris avec lui, sans effort, mes habitudes d’intimité, les promenades sur le Cours, en grande ou en petite tenue, l’impériale, l’escrime et le punch ! Pardieu ! quand on sait que le bonheur viendra, sous la forme d’une belle jeune fille qui a comme une rage de dents dans le cœur, vous visiter régulièrement d’une nuit l’autre, à la même heure, cela simplifie joliment les jours !
« – Mais ils dormaient donc comme les Sept Dormants, les parents de cette Alberte ? – fis-je railleusement, en coupant net les réflexions de l’ancien dandy par une plaisanterie, et pour ne pas paraître trop pris par son histoire, qui me prenait, car, avec les dandys, on n’a guère que la plaisanterie pour se faire un peu respecter.
– Vous croyez donc que je cherche des effets de conteur hors de la réalité ? – dit le vicomte. – Mais je ne suis pas romancier, moi ! Quelquefois Alberte ne venait pas. La porte, dont les gonds huilés étaient moelleux comme de la ouate maintenant, ne s’ouvrait pas de toute une nuit, et c’est qu’alors sa mère l’avait entendue et s’était écriée, ou c’est que son père l’avait aperçue, filant ou tâtonnant à travers la chambre. Seulement Alberte, avec sa tête d’acier, trouvait à chaque fois un prétexte. Elle était souffrante… Elle cherchait le sucrier sans flambeau, de peur de réveiller personne… »
– Ces têtes d’acier-là ne sont pas si rares que vous avez l’air de le croire, capitaine ! – interrompis-je encore. J’étais contrariant. – Votre Alberte, après tout, n’était pas plus forte que la jeune fille qui recevait toutes les nuits, dans la chambre de sa grand-mère, endormie derrière ses rideaux, un amant entré par la fenêtre, et qui, n’ayant pas de canapé de maroquin bleu, s’établissait, à la bonne franquette, sur le tapis… Vous savez comme moi l’histoire. Un soir, apparemment poussé par la jeune fille trop heureuse, un soupir plus fort que les autres réveilla la grand-mère, qui cria de dessous ses rideaux un : « Qu’as-tu donc, petite ? » à la faire évanouir contre le cœur de son amant ; mais elle n’en répondit pas moins de sa place : « C’est mon buse qui me gêne, grand-maman, pour chercher mon aiguille tombée sur le tapis, et que je ne puis pas retrouver ! »
– Oui, je connais l’histoire, reprit le vicomte de Brassard, que j’avais cru humilier, par une comparaison, dans la personne de son Alberte. – C’était, si je m’en souviens bien, une de Guise que la jeune fille dont vous me parlez. Elle s’en tira comme une fille de son nom ; mais vous ne dites pas qu’à partir de cette nuit-là elle ne rouvrit plus la fenêtre à son amant, qui était, je crois, monsieur de Noirmoutier, tandis qu’Alberte revenait le lendemain de ces accrocs terribles, et s’exposait de plus belle au danger bravé, comme si de rien n’était. Alors, je n’étais, moi, qu’un sous-lieutenant assez médiocre en mathématiques, et qui m’en occupais fort peu ; mais il était évident, pour qui sait faire le moindre calcul des probabilités, qu’un jour… une nuit… il y aurait un dénoûment…
– Ah, oui ! – fis-je, me rappelant ses paroles d’avant son histoire, – le dénoûment qui devait vous faire connaître la sensation de la peur, capitaine.
– Précisément, – répondit-il d’un ton plus grave et qui tranchait sur le ton léger que j’affectais. – Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? depuis ma main prise sous la table jusqu’au moment où elle surgit la nuit, comme une apparition dans le cadre de ma porte ouverte, Alberte ne m’avait pas marchandé l’émotion. Elle m’avait fait passer dans l’âme plus d’un genre de frisson, plus d’un genre de terreur ; mais ce n’avait été encore que l’impression des balles qui sifflent autour de vous et des boulets dont on sent le vent ; on frissonne, mais on va toujours. Eh bien ! ce ne fut plus cela. Ce fut de la peur, de la peur complète, de la vraie peur, et non plus pour Alberte, mais pour moi, et pour moi tout seul ! Ce que j’éprouvai,