Les Diaboliques. Barbey d'Aurevilly

Les Diaboliques - Barbey  d'Aurevilly


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Don Juan… soupé, il y a trois jours, en goguette. Devinez où ?…

      – A votre affreuse Maison-d’Or, sans doute…

      – Fi donc, Madame ! Don Juan n’y va plus… il n’y a rien là à fricasser pour sa grandesse. Le seigneur Don Juan a toujours été un peu comme ce fameux moine d’Arnaud de Brescia qui, racontent les Chroniques, ne vivait que du sang des âmes. C’est avec cela qu’il aime à roser son vin de Champagne, et cela ne se trouve plus depuis longtemps dans le cabaret des cocottes !

      – Vous verrez, – reprit-elle avec ironie, – qu’il aura soupé au couvent des Bénédictines, avec ces dames…

      – De l’Adoration perpétuelle, oui, Madame ! Car l’adoration qu’il a inspirée une fois, ce diable d’homme ! me fait l’effet de durer toujours.

      – Pour un catholique, je vous trouve profanant, – dit-elle lentement, mais un peu crispée, – et je vous prie de m’épargner le détail des soupers de vos coquines, si c’est une manière inventée par vous de m’en donner des nouvelles que de me parler, ce soir de Don Juan.

      – Je n’invente rien, Madame. Les coquines du souper en question, si ce sont des coquines, ne sont pas les miennes… malheureusement…

      – Assez, Monsieur !

      – Permettez-moi d’être modeste. C’étaient…

      – Les mille è trè ?… – fit-elle, curieuse, se ravisant, presque revenue à l’amabilité.

      – Oh ! pas toutes, Madame… Une douzaine seulement. C’est déjà, comme cela, bien assez honnête…

      – Et déshonnête aussi, – ajouta-t-elle.

      – D’ailleurs, vous savez aussi bien que moi qu’il ne peut pas tenir beaucoup de monde dans le boudoir de la comtesse de Chiffrevas. On a pu y faire des choses grandes ; mais il est fort petit, ce boudoir…

      – Comment ? – se récria-t-elle, étonnée. – C’est donc dans le boudoir qu’on aura soupé ?…

      – Oui, Madame, c’est dans le boudoir. Et pourquoi pas ? On dîne bien sur un champ de bataille. On voulait donner un souper extraordinaire au seigneur Don Juan, et c’était plus digne de lui de le lui donner sur le théâtre de sa gloire, là où les souvenirs fleurissent à la place des orangers. Jolie idée, tendre et mélancolique ! Ce n’était pas le bal des victimes ; c’en était le souper.

      – Et Don Juan ? – dit-elle, comme Orgon dit « Et Tartufe ? » dans la pièce.

      – Don Juan a fort bien pris la chose et très bien soupé,

      Lui, tout seul, devant elles !

      dans la personne de quelqu’un que vous connaissez… et qui n’est pas moins que le comte Jules-Amédée-Hector de Ravila de Ravilès.

      – Lui ! C’est bien, en effet, Don Juan, – dit-elle.

      Et, quoiqu’elle eût passé l’âge de la rêverie, cette dévote à bec et à ongles, elle se mit à rêver au comte Jules-Amédée-Hector, – à cet homme de race Juan, – de cette antique race Juan éternelle, à qui Dieu n’a pas donné le monde, mais a permis au diable de le lui donner.

      Chapitre 2

      Ce que je venais de dire à la vieille, le marquis Guy de Ruy était l’exacte vérité. Il y avait trois jours à peine qu’une douzaine de femmes du vertueux faubourg Saint-Germain (qu’elles soient bien tranquilles, je ne les nommerai pas !) lesquelles, toutes les douze, selon les douairières du commérage, avaient été du dernier bien (vieille expression charmante) avec le comte Ravila de Ravilès, s’étaient prises de l’idée singulière de lui offrir à souper, – à lui seul d’homme – pour fêter… quoi ? elles ne le disaient pas. C’était hardi, qu’un tel souper ; mais les femmes, lâches individuellement, en troupe sont audacieuses. Pas une peut-être de ce souper féminin n’aurait osé l’offrir chez elle, en tête à tête, au comte Jules-Amédée-Hector ; mais ensemble, et s’épaulant toutes, les unes par les autres, elles n’avaient pas craint de faire la chaîne du baquet de Mesmer autour de cet homme magnétique et compromettant, le comte de Ravila de Ravilès…

      – Quel nom !

      – Un nom providentiel, Madame… Le comte de Ravila de Ravilès, qui, par parenthèse, avait toujours obéi à la consigne de ce nom impérieux, était bien l’incarnation de tous les séducteurs dont il est parlé dans les romans et dans l’histoire, et la marquise Guy de Ruy – une vieille mécontente, aux yeux bleus, froids et affilés, mais moins froids que son cœur et moins affilés que son esprit, – convenait elle-même que, dans ce temps, où la question des femmes perd chaque jour de son importance, s’il y avait quelqu’un qui pût rappeler Don Juan, à coup sûr ce devait être lui ! Malheureusement, c’était Don Juan au cinquième acte. Le prince de Ligne ne pouvait faire entrer dans sa spirituelle tête qu’Alcibiade eût jamais eu cinquante ans. Or, par ce côté-là encore, le comte de Ravila allait continuer toujours Alcibiade. Comme d’Orsay, ce dandy taillé dans le bronze de Michel-Ange, qui fut beau jusqu’à sa dernière heure, Ravila avait eu cette beauté particulière à la race Juan, – à cette mystérieuse race qui ne procède pas de père en fils, comme les autres, mais qui apparaît çà et là, à de certaines distances, dans les familles de l’humanité.

      C’était la vraie beauté, – la beauté insolente, joyeuse, impériale, juanesque enfin ; le mot dit tout et dispense de la description ; et – avait-il fait un pacte avec le diable ? – il l’avait toujours… Seulement, Dieu retrouvait son compte ; les griffes de tigre de la vie commençaient à lui rayer ce front divin, couronné des roses de tant de lèvres, et sur ses larges tempes impies apparaissaient les premiers cheveux blancs qui annoncent l’invasion prochaine des Barbares et la fin de l’Empire… Il les portait, du reste, avec l’impassibilité de l’orgueil surexcité par la puissance ; mais les femmes qui l’avaient aimé les regardaient parfois avec mélancolie. Qui sait ? elles regardaient peut-être l’heure qu’il était pour elles à ce front ? Hélas, pour elles comme pour lui, c’était l’heure du terrible souper avec le froid Commandeur de marbre blanc, après lequel il n’y a plus que l’enfer, – l’enfer de la vieillesse, en attendant l’autre ! Et voilà pourquoi peut-être, avant de partager avec lui ce souper amer et suprême, elles pensèrent à lui offrir le leur et qu’elles en firent un chef-d’œuvre.

      Oui, un chef-d’œuvre de goût, de délicatesse, de luxe patricien, de recherche, de jolies idées ; le plus charmant, le plus délicieux, le plus friand, le plus capiteux, et surtout le plus original des soupers. Original ! pensez donc ! C’est ordinairement la joie, la soif de s’amuser qui donne à souper ; mais ici, c’était le souvenir, c’était le regret, c’était presque le désespoir, mais le désespoir en toilette, caché sous des sourires ou sous des rires, et qui voulait encore cette fête ou cette folie dernière, encore cette escapade vers la jeunesse revenue pour une heure, encore cette griserie pour qu’il en fût fait à jamais !…

      Les Amphitryonnes de cet incroyable souper, si peu dans les mœurs trembleuses de la société à laquelle elles appartenaient, durent y éprouver quelque chose de ce que Sardanapale ressentit sur son bûcher, quand il y entassa, pour périr avec lui, ses femmes, ses esclaves, ses chevaux, ses bijoux, toutes les opulences de sa vie. Elles, aussi, entassèrent à ce souper brûlant toutes les opulences de la leur. Elles y apportèrent tout ce qu’elles avaient de beauté, d’esprit, de ressources, de parure, de puissance, pour les verser, en une seule fois, en ce suprême flamboiement.

      L’homme devant lequel elles s’enveloppèrent et se drapèrent dans cette dernière flamme, était plus à leurs yeux qu’aux yeux de Sardanapale toute l’Asie. Elles furent coquettes pour lui comme jamais femmes ne le furent pour aucun homme, comme jamais femmes ne le furent pour un salon plein ; et cette coquetterie, elles l’embrasèrent de cette jalousie qu’on cache dans le monde et qu’elles n’avaient


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