Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau

Monsieur Lecoq - Emile  Gaboriau


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et elle ne devait pas surprendre un vieil inspecteur de la sûreté.

      Très souvent des criminels, sur le premier moment, opposent à toutes les questions le mutisme le plus absolu. Ceux-là sont les expérimentés, les habiles, ceux qui préparent des nuits blanches aux juges d’instruction.

      Ils ont appris, ceux-là, qu’un système de défense ne s’improvise pas, que c’est au contraire une œuvre de patience et de méditation, où tout doit se tenir et s’enchaîner logiquement.

      Et sachant quelle portée terrible peut avoir au cours de l’instruction une réponse insignifiante en apparence, arrachée au trouble du flagrant délit, il se taisait, il gagnait du temps.

      Cependant, Gévrol allait peut-être insister, quand on lui annonça que le « soldat » venait de rendre le dernier soupir.

      – Puisque c’est ainsi, mes enfants, prononça-t-il, deux d’entre vous vont rester ici, et je filerai avec les autres. J’irai réveiller le commissaire de police, et je lui remettrai l’affaire ; il s’en arrangera, et selon ce qu’il décidera, nous agirons. Ma responsabilité, en tout cas, sera à couvert. Ainsi, déliez les jambes de notre pratique et attachez un peu les mains de la mère Chupin, nous les déposerons au poste en passant.

      Tous les agents s’empressèrent d’obéir, à l’exception du plus jeune d’entre eux, celui qui avait mérité les éloges du Général.

      Il s’approcha de son chef, et lui faisant signe qu’il avait à lui parler, il l’entraîna dehors.

      Lorsqu’ils furent à quelques pas de la maison :

      – Que me veux-tu ? demanda Gévrol.

      – Je voudrais savoir, Général, ce que vous pensez de cette affaire.

      – Je pense, mon garçon, que quatre coquins se sont rencontrés dans ce coupe-gorge. Ils se sont pris de querelle, et des propos ils en sont venus aux coups. L’un d’eux avait un revolver, il a tué les autres. C’est simple comme bonjour. Selon ses antécédents et aussi selon les antécédents des victimes, l’assassin sera jugé. Peut-être la société lui doit-elle des remerciements…

      – Et vous jugez inutiles les recherches, les investigations…

      – Absolument inutiles.

      Le jeune agent parut se recueillir.

      – C’est qu’il me semble à moi, Général, reprit-il, que cette affaire n’est pas parfaitement claire. Avez-vous étudié le meurtrier, examiné son maintien, observé son regard ?… Avez-vous surpris comme moi…

      – Et ensuite ?

      – Eh bien !… il me semble, je me trompe peut-être ; mais enfin je crois que les apparences nous trompent. Oui, je sens quelque chose…

      – Bah ?… Et comment expliques-tu cela ?

      – Comment expliquez-vous le flair du chien de chasse ?

      Gévrol, champion de la police positiviste, haussait prodigieusement les épaules.

      – En un mot, dit-il, tu devines ici un mélodrame … un rendez-vous de grands seigneurs déguisés, à la Poivrière, chez la Chupin … comme à l’Ambigu… Cherche, mon garçon, cherche, je te le permets…

      – Quoi !… vous permettez…

      – C’est-à-dire que j’ordonne… Tu vas rester ici avec celui de tes camarades que tu choisiras… Et si tu trouves quelque chose que je n’aie pas vu, je te permets de me payer une paire de lunettes.

      Chapitre 2

      L’agent auquel Gévrol abandonnait une information qu’il jugeait inutile, était un débutant dans « la partie. »

      Il s’appelait Lecoq.

      C’était un garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, presque imberbe, pâle, avec la lèvre rouge et d’abondants cheveux noirs ondés. Il était un peu petit, mais bien pris, et ses moindres mouvements trahissaient une vigueur peu commune.

      En lui, d’ailleurs, rien de remarquable, sinon l’œil, qui selon sa volonté, étincelait ou s’éteignait comme le feu d’un phare à éclipses, et le nez, dont les ailes larges et charnues avaient une surprenante mobilité.

      Fils d’une riche et honorable famille de Normandie, Lecoq avait reçu une bonne et solide éducation.

      Il commençait son droit à Paris, quand dans la même semaine, coup sur coup, il apprit que son père, complètement ruiné, venait de mourir, et que sa mère ne lui avait survécu que quelques heures.

      Désormais il était seul au monde, sans ressources…, et il fallait vivre. Il put apprécier sa juste valeur ; elle était nulle.

      L’Université, avec le diplôme de bachelier, ne donne pas de brevet de rentes viagères. C’est une lacune. À quoi servait à l’orphelin sa science du lycée ?

      Il envia le sort de ceux qui, ayant un état au bout des bras, peuvent entrer hardiment chez le premier patron venu et dire : Je voudrais de l’ouvrage.

      Ceux-là travaillent et mangent.

      Lui, demanda du pain à tous les métiers qui sont le lot des déclassés. Métiers ingrats !… Il y a cent mille déclassés à Paris.

      N’importe !… Il fit preuve d’énergie. Il donna des leçons et copia des rôles pour un avoué. Un jour, il débuta dans la nouveauté ; le mois suivant, il allait proposer à domicile des rossignols de librairie. Il fut courtier d’annonces, maître d’études, dénicheur d’assurances, placier à la commission….

      En dernier lieu, il avait obtenu un emploi près d’un astronome dont le nom est une autorité, le baron Moser. Il passait ses journées à remettre au net des calculs vertigineux, à raison de cent francs par mois.

      Mais le découragement arrivait. Après cinq ans, il se trouvait au même point. Il était pris d’accès de rage quand il récapitulait les espérances avortées, les tentatives vaines, les affronts endurés.

      Le passé avait été triste, le présent était presque intolérable, l’avenir menaçait d’être affreux.

      Condamné à de perpétuelles privations, il essayait du moins d’échapper aux dégoûts de la réalité en se réfugiant dans le rêve.

      Seul en son taudis, après un écœurant labeur, poigné par les mille convoitises de la jeunesse, il songeait aux moyens de s’enrichir d’un coup, du soir au lendemain.

      Sur cette pente, son imagination devait aller loin. Il n’avait pas tardé à admettre les pires expédients.

      Mais à mesure qu’il s’abandonnait à ses chimères, il découvrait en lui de singulières facultés d’invention et comme l’instinct du mal. Les vols les plus audacieux et réputés les plus habiles, n’étaient, à son jugement, que d’insignes maladresses.

      Il se disait que s’il voulait, lui !… Et alors il cherchait, et il trouvait des combinaisons étranges, qui assuraient le succès et garantissaient mathématiquement l’impunité. Bientôt, ce fut chez lui une manie, un délire. Au point que ce garçon, admirablement honnête, passait sa vie à perpétrer, par la pensée, les plus abominables méfaits. Tant, que lui-même s’effraya de ce jeu. Il ne fallait qu’une heure d’égarement pour passer de l’idée au fait, de la théorie à la pratique.

      Puis, ainsi qu’il advient à tous les monomanes, l’heure sonna où les bizarres conceptions qui emplissaient sa cervelle débordèrent.

      Un jour, il ne put s’empêcher d’exposer à son patron un petit plan qu’il avait conçu et mûri, et qui eût permis de rafler cinq ou six cent mille francs sur les places de Londres et de Paris. Deux lettres et une dépêche télégraphique, et le tour était joué. Et impossible d’échouer, et pas un soupçon à craindre.

      L’astronome, stupéfait de la simplicité du moyen, admira. Mais, à la réflexion, il jugea


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