Double-Blanc. Fortuné du Boisgobey
le saurai et, je vous le répète, je les vengerai.
– Je vous y aiderai bien volontiers.
– Vous pensez donc encore à Héva? demanda vivement la marquise.
– Toujours, et si je connaissais les assassins…
– Vous les dénonceriez sans pitié. Ainsi ferai-je quand j’aurai des preuves… et j’en aurai.
– Disposez de moi, madame, si je puis vous servir. Mais qu’avait fait donc cette enfant de quinze ans pour mériter la haine des scélérats qui…
– Elle et sa mère étaient trop riches. On les a supprimées pour les dépouiller d’une somme énorme qu’elles venaient de recueillir… Mais l’heure n’est pas venue de vous apprendre leur histoire… et la mienne. Parlons de vous, monsieur, et puisque vous craignez de vous heurter chez moi à M. de Bernage, faites-moi la grâce de me dire où je pourrais vous voir… Chez vous, ce serait peu convenable…
– Où il vous plaira, madame. Je suis logé à l’hôtel du Rhin, place Vendôme, et j’y attendrai vos ordres… Maintenant, oserai-je vous demander si vous comptez recevoir M. de Bernage?
– Il le faudra bien, puisqu’il m’a promis de m’aider à réaliser mon rêve hospitalier. Pourquoi cette question?
– Parce que je tiens à vous dire qu’il a des projets que vous ne soupçonnez pas et que je désapprouve. Vous êtes propriétaire à Cuba d’une mine qu’il voudrait acheter à vil prix pour le compte d’une Compagnie financière…
– Il a dit cela?
– Oui, madame…, après votre départ.
– C’est singulier. Je ne possède plus un pouce de terre à Cuba. Toute ma fortune est en France. Je ne puis croire que M. de Bernage soit si mal informé et je devine qu’il a pris ce prétexte pour motiver les fréquentes visites qu’il se propose de me faire.
– Alors, vous pensez qu’il veut seulement vous seconder dans la grande œuvre de charité que vous voulez entreprendre?
– Je pense qu’il viendra surtout parce que j’ai eu le malheur de lui plaire. Je m’étonne que vous ne vous en soyez pas aperçu. Il a, n’en doutez pas, l’intention de me faire la cour.
– À son âge!
– Vous ne le connaissez pas, à ce que je vois. Moi, je sais ce qu’il vaut… mais je me tiendrai sur mes gardes… et je vous prie de me pardonner de parler si franchement à son futur gendre.
– Je l’aime mieux galantin suranné que malhonnête… et si, comme je l’avais cru, il pensait à profiter de l’ignorance où vous êtes de la valeur réelle de vos terres, je le tiendrais en médiocre estime.
– Mais vous épouseriez sa fille, quand même. Et pourquoi non, au fait?… Elle ne lui ressemble pas, j’imagine.
Hervé s’abstint de répondre à ce coup de griffe féminin et la marquise, voyant qu’elle venait de le blesser, s’empressa de réparer son tort, en lui tendant la main.
Il la prit et il y mit un baiser, comme s’il eût été dans un salon.
Personne ne le voyait. Perché sur son siège, le cocher de Mme de Mazatlan tournait le dos et pas un passant ne se montrait.
La paix était faite entre la Havane et la Bretagne.
– J’espère, monsieur, que vous ne m’en voulez plus, dit en souriant la marquise. Vous recevrez bientôt de mes nouvelles.
Et elle remonta dans son coupé qui tourna vers le boulevard Malesherbes et fila comme une flèche.
Hervé reprit le chemin par lequel il était venu, mais il n’entra point à l’hôtel de Bernage, et pour cause. Il ne voulait pas dire au père et encore moins à la fille qu’il venait de s’aboucher dans une rue déserte avec la belle quêteuse, et il ne voulait pas non plus inventer un récit mensonger de son excursion.
Il voulait être seul afin de se recueillir.
Depuis qu’il était entré au bal de l’Opéra, les incidents se succédaient et la situation ne faisait que se compliquer.
Hervé pressentait qu’elle allait se compliquer encore et il tenait à l’envisager sous toutes ses faces, avant de prendre un parti.
III. Avant la guerre, on avait déjà commencé à construire le nouvel Hôtel-Dieu…
Avant la guerre, on avait déjà commencé à construire le nouvel Hôtel-Dieu, mais les bâtiments de l’ancien hôpital attristaient encore le parvis de Notre-Dame.
Il n’en est resté debout qu’un corps de logis, isolé, en façade sur le quai, et masquant les laideurs des ruelles sombres qui serpentent entre la place Saint-Michel et la place Maubert.
Ce coin de l’ancien Paris, échappé à la pioche des démolisseurs, confine au pays Latin, mais les étudiants le dédaignent et se cantonnent de préférence aux environs du Luxembourg.
Les bas-fonds de la rive gauche sont trop noirs et trop humides pour ces jeunes gens qui aiment l’air et le soleil.
Au contraire, les ouvriers et les petits industriels s’en accommodent, parce qu’ils trouvent à s’y loger à bon marché.
C’est un des quartiers les plus peuplés de la grande ville, et, quoiqu’il ne soit guère habité que par des pauvres, ce n’est pas un quartier mal famé. Les cabarets n’y manquent pas, mais on y travaille du matin au soir; on s’y couche de bonne heure et les attaques nocturnes y sont rares.
On y vit un peu comme dans une petite ville de province, car on y voisine beaucoup et on se met volontiers sur les portes pour regarder les passants.
C’est encore ainsi maintenant; c’était bien pis, ou bien mieux, en 1870.
Hervé de Scaër s’en aperçut lorsque, le surlendemain de son entrevue avec la marquise de Mazatlan, il se décida à entreprendre le voyage de la place Vendôme à la rue de la Huchette, à seule fin de savoir ce que devenait Alain Kernoul qui ne lui avait pas donné signe de vie depuis la nuit du samedi au dimanche gras.
Hervé craignait qu’il ne fût mésarrivé à ce brave garçon et désirait lui venir en aide, le plus tôt possible.
Hervé n’avait pas revu non plus monsieur ni mademoiselle de Bernage, ni la quêteuse havanaise. Il n’avait revu que Pibrac, au Cercle; Pibrac, mal dégrisé, qui, avec la ténacité d’un ivrogne, s’était remis à lui dire du mal de son futur beau-père et à le taquiner à propos de la blonde qu’il avait surnommée Double-Blanc.
À en croire ce garnement, Bernage était un vieux coureur hypocrite et la blonde une dévergondée dangereuse.
Ces propos d’homme entre deux vins ne méritaient pas d’être pris au sérieux, et pourtant ils n’avaient pas laissé d’affecter désagréablement Hervé, qui était devenu très impressionnable depuis ses dernières aventures.
Il venait de passer deux jours à y réfléchir et il n’était pas parvenu à les tirer au clair. Son entretien avec la marquise, dans la rue de Lisbonne, avait été si écourté qu’il n’avait pas eu le temps de lui demander certaines explications, faute desquelles l’histoire qu’elle racontait restait très ténébreuse.
Ainsi, elle disait avoir été la meilleure amie d’Héva Nesbitt; comment se faisait-il donc qu’elle eût attendu dix ans avant de rechercher ceux qui l’avaient fait disparaître? Et ce débarquement clandestin sur la côte de Bretagne, pourquoi n’en avait-elle pas profité pour se renseigner sur les circonstances de la disparition, en s’adressant à Hervé de Scaër qu’elle savait être dans le pays? Et plus tard, depuis qu’elle s’était fixée à Paris, pourquoi, au lieu d’entrer aussitôt en relations avec lui, avait-elle attendu qu’un hasard le lui fît rencontrer au bal de l’Opéra?… Un hasard prévu, puisqu’elle avait écrit d’avance la lettre qu’elle lui avait remise dans la loge.
Autant