Double-Blanc. Fortuné du Boisgobey
dit, M. de Bernage tourna les talons et se lança sur la longue esplanade plantée d’arbres qui borde la colonnade latérale de l’église.
Hervé ne fut ni trop surpris ni trop fâché de ce brusque départ.
Il savait que son futur beau-père était avant tout l’homme du devoir, esclave de tous ses engagements et incapable de manquer à un rendez-vous d’affaires.
Et d’ailleurs, Hervé aimait autant arriver seul chez sa future.
M. de Bernage lui laissait pleine liberté dans le salon de sa fille, mais les pères gênent toujours un peu les amoureux, et il suffit qu’ils soient là pour que la causerie prenne un tour plus cérémonieux.
Et précisément, Hervé avait à dire beaucoup de choses qu’on ne dit bien qu’en tête à tête.
Ainsi, il préméditait de lui parler longuement de leur prochaine installation à Trégunc et de l’existence qu’ils y mèneraient. Elle lui avait juré plus d’une fois qu’elle adorait la campagne et particulièrement le pays de Cornouailles, mais il se défiait un peu du goût qu’elle affichait pour la contrée sauvage où il était né et qu’il comptait habiter six mois de l’année.
Il voulait la prier en même temps de fixer une date à leur mariage.
Elle ne pouvait pas lui savoir mauvais gré de se montrer impatient, et ce serait une excellente occasion d’exprimer, plus chaleureusement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, ses sentiments amoureux.
Il traversa le boulevard et en prenant pied sur le trottoir opposé, il se retourna instinctivement pour suivre un instant des yeux M. de Bernage qui était encore en vue et très reconnaissable de loin, à cause de sa haute taille.
Ce financier aurait fait un magnifique tambour-major.
Il était parti au pas accéléré, mais il s’était mis bientôt au pas ordinaire et il ne tarda pas à être accosté sur la promenade par un monsieur qui venait en sens inverse.
– Son homme de la rue Tronchet, sans doute, se dit Hervé. Maintenant qu’ils se sont rencontrés, ils vont conférer en plein air, et la conférence ne durera pas longtemps. Pour arriver le premier, je ferai bien de me dépêcher.
Et il se hâta vers l’hôtel de Bernage qui s’élevait en façade sur le boulevard Malesherbes, un peu plus haut que la rue de la Bienfaisance.
Il était superbe cet hôtel, acheté d’un richissime étranger, et il valait plus d’argent que toutes les terres et tous les châteaux du dernier des Scaër.
Le père de Solange ne l’avait pourtant pas payé trop cher.
Ruiné par la guerre de sécession, l’Américain du Sud qui l’avait fait construire à grands frais s’était trouvé dans la nécessité de le vendre à bref délai, et M. de Bernage avait profité de l’occasion.
Tout réussissait à ce spéculateur bien avisé et tout annonçait que sa fortune n’en resterait pas là.
Hervé, qui avait défait la sienne, se figurait volontiers que le bonheur est contagieux et que son beau-père lui apporterait la veine.
Du reste, en attendant qu’elle lui vînt, il n’avait pas à se plaindre, puisque, menacé du naufrage, il allait entrer au port, et l’avenir s’ouvrait devant lui assez brillant pour lui faire oublier ses désastres et même ses fautes.
Il ne se souvenait déjà plus que d’une romanesque aventure de sa jeunesse, et assurément il ne s’en souviendrait pas toujours, car il avait fallu pour la lui rappeler le hasard d’une rencontre et il était très possible que cette rencontre n’eût pas de suites.
Cinq heures sonnaient à l’église Saint-Augustin, lorsque le gentilhomme breton arriva devant la grille monumentale de l’hôtel de Bernage. Elle était ouverte, en prévision de visites attendues, et un valet de pied en livrée se tenait sur le perron.
Hervé le connaissait bien cet hôtel où depuis quelques mois il venait à peu près tous les jours, et cependant, chaque fois qu’il y entrait, il l’admirait comme s’il ne l’avait jamais vu.
C’était un véritable palais et un palais mieux distribué que bien des résidences souveraines et plus artistiquement meublé.
Rien n’y choquait l’œil, quoique tout y fût d’une richesse inouïe.
Pas d’ornements criards, pas de luxe banal. Et un cachet d’originalité jusque dans les plus petits détails.
Le vestibule avait grand air avec son pavé de marbre blanc, traversé par une large bande de tapis de Perse qui recouvrait entièrement les marches de l’escalier éclairé par de grandes torchères en onyx et lambrissé d’immenses glaces.
En suivant dans ce royal escalier le valet de pied qui le conduisait, Hervé pensait aux vieilles dalles de granit qu’il fallait franchir pour monter au premier étage de son manoir de Trégunc, et il savait gré à Mlle de Bernage de ne pas répugner à habiter, après la noce, ce logis breton, aussi incommode que vénérable.
La salle à manger qu’il entrevit en passant ne ressemblait guère à l’immense réfectoire seigneurial où le vieux baron de Scaër ne lui permettait de se mettre à table qu’après avoir entendu, debout, le bénédicité récité par son chapelain.
Elle n’avait que deux fenêtres, cette salle à manger originale, mais deux fenêtres profondes, tout enfeuillées de verdure et de fleurs. Le plafond était à poutrelles de hêtre relevées par des nervures dorées. Les murs étaient tendus de cuir de Cordoue avec des arabesques de couleur. Sur les crédences en style de la Renaissance se dressaient des figures de sirènes, et les chaises en bois sculpté avaient des dossiers surmontés de têtes de femmes dans le goût Henri II.
Et quand Hervé traversa le grand salon, où des panneaux en glaces alternaient avec des tentures de lampas blanc, où des statues de marbre posées sur des socles d’ébène coudoyaient des tableaux de maîtres placés sur des chevalets dorés, où de vastes fauteuils-duchesse entouraient majestueusement la cheminée, Hervé revit par la pensée les sévères boiseries de chêne, les meubles vermoulus et les portraits d’ancêtres de la grande galerie où son père recevait les châtelains des environs.
Il est vrai qu’à Trégunc les ancêtres étaient authentiques, et que M. de Bernage, fils de ses œuvres, n’avait pas d’ancêtres.
Ses petits-enfants en auraient, puisqu’ils descendraient des Scaër, et il n’en demandait pas plus, en attendant mieux.
Pour ses réceptions de cinq heures, Mlle de Bernage s’établissait dans un petit salon qui faisait suite au grand: une merveille d’élégance confortable, ce boudoir, en forme de rotonde, avec des rideaux en satin de Chine et une cheminée habillée et décorée comme une pagode.
Solange s’y tenait, assise sur un canapé-divan, fermé à chaque bout par un accoudoir et chargé de coussins de toutes couleurs.
Assez loin d’elle, debout devant une table en véritable laque, une personne grassouillette surveillait le samovar de cuivre où chauffait l’eau qui allait servir à la confection du thé.
Cette personne, un peu mûre, était de son état dame de compagnie – une profession assez mal définie qu’on peut exercer de plus d’une façon.
Mlle de Bernage, qui, tout enfant, avait perdu sa mère, ne pouvait pas se passer de chaperon depuis qu’elle était entrée dans le monde, et dès sa sortie du pensionnat, où elle était restée jusqu’à dix-sept ans, son père avait placé près d’elle Mme de Cornuel, veuve, disait-il, d’un officier supérieur et suffisamment distinguée de manières et de ton.
M. de Bernage, qui la connaissait de longue date, appréciait fort ses mérites et avait en elle une confiance absolue.
Solange la goûtait moins, mais elle vivait en bonne intelligence avec cette espèce de gouvernante qui ne la gouvernait guère, car elle ne la contredisait jamais et elle parlait fort peu, quoiqu’elle parlât fort bien,