Une vie. Guy de Maupassant

Une vie - Guy de Maupassant


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des gens du peuple. Mais Jeanne, sous ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu’une plante enfermée qu’on vient de remettre à l’air ; et l’épaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son cœur de la tristesse. Bien qu’elle ne parlât pas, elle avait envie de chanter, de tendre au-dehors sa main pour l’emplir d’eau qu’elle boirait ; et elle jouissait d’être emportée au grand trot des chevaux, de voir la désolation des paysages, et de se sentir à l’abri au milieu de cette inondation.

      Et, sous la pluie acharnée, les croupes luisantes des deux bêtes exhalaient une buée d’eau bouillante.

      La baronne, peu à peu, s’endormait. Sa figure, qu’encadraient six boudins réguliers de cheveux pendillants, s’affaissa peu à peu, mollement soutenue par les trois grandes vagues de son cou, dont les dernières ondulations se perdaient dans la pleine mer de sa poitrine. Sa tête, soulevée à chaque aspiration, retombait ensuite ; les joues s’enflaient, tandis que, entre ses lèvres entrouvertes, passait un ronflement sonore. Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, dans ses mains croisées sur l’ampleur de son ventre, un petit portefeuille en cuir.

      Ce toucher la réveilla ; et elle considéra l’objet d’un regard noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, s’ouvrit. De l’or et des billets de banque s’éparpillèrent dans la calèche. Elle s’éveilla tout à fait ; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires.

      Le baron ramassa l’argent, et, le lui posant sur les genoux : «Voici, ma chère amie, tout ce qui reste de ma ferme d’Életot. Je l’ai vendue pour faire réparer les Peuples où nous habiterons souvent désormais.»

      Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche.

      C’était la neuvième ferme vendue ainsi, sur trente et une que leurs parents avaient laissées. Ils possédaient cependant encore environ vingt mille livres de rentes en terres qui, bien administrées, auraient facilement rendu trente mille francs par an.

      Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s’il n’y avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bonté. Elle tarissait l’argent dans leurs mains comme le soleil tarit l’eau des marécages. Cela coulait, fuyait, disparaissait. Comment ? Personne n’en savait rien. À tout moment l’un d’eux disait : «Je ne sais comment cela s’est fait, j’ai dépensé cent francs aujourd’hui sans rien acheter de gros.»

      Cette facilité de donner était, du reste, un des grands bonheurs de leur vie ; et ils s’entendaient sur ce point d’une façon superbe et touchante.

      Jeanne demanda : «Est-ce beau, maintenant, mon château ?»

      Le baron répondit gaiement : «Tu verras, fillette.»

      Mais peu à peu, la violence de l’averse diminuait ; puis ce ne fut plus qu’une sorte de brume, une très fine poussière de pluie voltigeant. La voûte des nuées semblait s’élever, blanchir ; et soudain, par un trou qu’on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies.

      Et, les nuages s’étant fendus, le fond bleu du firmament parut ; puis la déchirure s’agrandit, comme un voile qui se déchire ; et un beau ciel pur, d’un azur net et profond, se développa sur le monde.

      Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre ; et, quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant alerte d’un oiseau qui séchait ses plumes.

      Le soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans la voiture, excepté Jeanne. Deux fois on s’arrêta dans des auberges pour laisser souffler les chevaux et leur donner un peu d’avoine avec de l’eau.

      Le soleil s’était couché ; des cloches sonnaient au loin. Dans un petit village on alluma les lanternes ; et le ciel aussi s’illumina d’un fourmillement d’étoiles. Des maisons éclairées apparaissaient de place en place, traversant les ténèbres d’un point de feu ; et tout d’un coup, derrière une côte, à travers des branches de sapins, la lune, rouge, énorme, et comme engourdie de sommeil, surgit.

      Il faisait si doux que les vitres demeuraient baissées. Jeanne, épuisée de rêve, rassasiée de visions heureuses, se reposait maintenant. Parfois l’engourdissement d’une position prolongée lui faisait rouvrir les yeux ; alors elle regardait au-dehors, voyait dans la nuit lumineuse passer les arbres d’une ferme, ou bien quelques vaches çà et là couchées en un champ, et qui relevaient la tête. Puis elle cherchait une posture nouvelle, essayait de ressaisir un songe ébauché ; mais le roulement continu de la voiture emplissait ses oreilles, fatiguait sa pensée et elle refermait les yeux, se sentant l’esprit courbaturé comme le corps.

      Cependant on s’arrêta. Des hommes et des femmes se tenaient debout devant les portières avec des lanternes à la main. On arrivait. Jeanne, subitement réveillée, sauta bien vite. Père et Rosalie, éclairés par un fermier, portèrent presque la baronne tout à fait exténuée, geignant de détresse, et répétant sans cesse d’une petite voix expirante : «Ah ! mon Dieu ! mes pauvres enfants !» Elle ne voulut rien boire, rien manger, se coucha et tout aussitôt dormit.

      Jeanne et le baron soupèrent en tête-à-tête.

      Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains à travers la table ; et, saisis tous deux d’une joie enfantine, ils se mirent à visiter le manoir réparé.

      C’était une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant de la ferme et du château, bâties en pierres blanches devenues grises, et spacieuses à loger une race.

      Un immense vestibule séparait en deux la maison et la traversait de part en part, ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. Un double escalier semblait enjamber cette entrée, laissant vide le centre, et joignant au premier ses deux montées à la façon d’un pont.

      Au rez-de-chaussée, à droite, on entrait dans le salon démesuré, tendu de tapisseries à feuillages où se promenaient des oiseaux. Tout le meuble, en tapisserie au petit point, n’était que l’illustration des Fables de La Fontaine ; et Jeanne eut un tressaillement de plaisir en retrouvant une chaise qu’elle avait aimée, étant tout enfant, et qui représentait l’histoire du Renard et de la Cigogne.

      À côté du salon s’ouvraient la bibliothèque, pleine de livres anciens, et deux autres pièces inutilisées ; à gauche, la salle à manger en boiseries neuves, la lingerie, l’office, la cuisine et un petit appartement contenant une baignoire.

      Un corridor coupait en long tout le premier étage. Les dix portes des dix chambres s’alignaient sur cette allée. Tout au fond, à droite, était l’appartement de Jeanne. Ils y entrèrent. Le baron venait de le faire remettre à neuf, ayant employé simplement des tentures et des meubles restés sans usage dans les greniers.

      Des tapisseries d’origine flamande, et très vieilles, peuplaient ce lieu de personnages singuliers.

      Mais, en apercevant son lit, la jeune fille poussa des cris de joie. Aux quatre coins, quatre grands oiseaux de chêne, tout noirs et luisants de cire, portaient la couche et paraissaient en être les gardiens. Les côtés représentaient deux larges guirlandes de fleurs et de fruits sculptés ; et quatre colonnes finement cannelées, que terminaient des chapiteaux corinthiens, soulevaient une corniche de roses et d’amours enroulés.

      Il se dressait, monumental, et tout gracieux cependant, malgré la sévérité du bois bruni par le temps.

      Le couvre-pied et la tenture du ciel de lit scintillaient comme deux firmaments. Ils étaient faits d’une soie antique d’un bleu foncé qu’étoilaient, par places, de grandes fleurs de lis brodées d’or.

      Quand elle l’eut bien admiré, Jeanne, élevant sa lumière, examina les tapisseries pour en comprendre le sujet.

      Un jeune seigneur et une jeune dame habillés en vert, en rouge et en jaune, de la façon la plus étrange, causaient sous un arbre bleu où mûrissaient des fruits blancs. Un gros lapin de même couleur broutait un peu d’herbe grise.

      Juste au-dessus des personnages, dans


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