Une vie. Guy de Maupassant

Une vie - Guy de Maupassant


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accordant son indolence avec sa foi confuse, et Jeanne trop heureuse d’être délivrée du couvent où elle avait été repue de cérémonies pieuses.

      Le baron parut. Sa religion panthéiste le laissait indifférent aux dogmes. Il fut aimable pour l’abbé qu’il connaissait de loin, et le retint à dîner.

      Le prêtre sut plaire, grâce à cette astuce inconsciente que le maniement des âmes donne aux hommes les plus médiocres appelés par le hasard des événements à exercer un pouvoir sur leurs semblables.

      La baronne le choya, attirée peut-être par une de ces affinités qui rapprochent les natures semblables, la figure sanguine et l’haleine courte du gros homme plaisant à son obésité soufflante.

      Vers le dessert il eut une verve de curé en goguette, ce laisser-aller familier des fins de repas joyeuses.

      Et, tout à coup, il s’écria comme si une idée heureuse lui eût traversé l’esprit : «Mais j’ai un nouveau paroissien qu’il faut que je vous présente, M. le vicomte de Lamare !»

      La baronne, qui connaissait sur le bout du doigt tout l’armorial de la province, demanda : «Est-il de la famille de Lamare de l’Eure ?»

      Le prêtre s’inclina : «Oui, madame, c’est le fils du vicomte Jean de Lamare, mort l’an dernier.» Alors, Mme Adélaïde, qui aimait par-dessus tout la noblesse, posa une foule de questions, et apprit que, les dettes du père payées, le jeune homme, ayant vendu son château de famille, s’était organisé un petit pied-à-terre dans une des trois fermes qu’il possédait dans la commune d’Étouvent. Ces biens représentaient en tout cinq à six mille livres de rente ; mais le vicomte était d’humeur économe et sage, et comptait vivre simplement, pendant deux ou trois ans, dans ce modeste pavillon, afin d’amasser de quoi faire bonne figure dans le monde, pour se marier avec avantage sans contracter de dettes ou hypothéquer ses fermes.

      Le curé ajouta : «C’est un bien charmant garçon ; et si rangé, si paisible. Mais il ne s’amuse guère dans le pays.»

      Le baron dit : «Amenez-le chez nous, monsieur l’abbé, cela pourra le distraire de temps en temps.» Et on parla d’autre chose.

      Quand on passa dans le salon, après avoir pris le café, le prêtre demanda la permission de faire un tour dans le jardin, ayant l’habitude d’un peu d’exercice après ses repas. Le baron l’accompagna. Ils se promenaient lentement tout le long de la façade blanche du château pour revenir ensuite sur leurs pas. Leurs ombres, l’une maigre, l’autre ronde et coiffée d’un champignon, allaient et venaient tantôt devant eux, tantôt derrière eux, selon qu’ils marchaient vers la lune ou qu’ils lui tournaient le dos. Le curé mâchonnait une sorte de cigarette qu’il avait tirée de sa poche. Il en expliqua l’utilité avec le franc-parler des hommes de campagne : «C’est pour favoriser les renvois, parce que j’ai les digestions un peu lourdes.»

      Puis, soudain, regardant le ciel où voyageait l’astre clair, il prononça : «On ne se lasse jamais de ce spectacle-là.»

      Et il rentra prendre congé des dames.

      III. Le dimanche suivant, la baronne et Jeanne allèrent à la messe…

      Le dimanche suivant, la baronne et Jeanne allèrent à la messe, poussées par un délicat sentiment de déférence pour leur curé.

      Elles l’attendirent après l’office, afin de l’inviter à déjeuner pour le jeudi. Il sortit de la sacristie avec un grand jeune homme élégant qui lui donnait le bras familièrement. Dès qu’il aperçut les deux femmes, il fit un geste de joyeuse surprise et s’écria : «Comme ça tombe ! Permettez-moi, madame la baronne et mademoiselle Jeanne, de vous présenter votre voisin, M. le vicomte de Lamare.»

      Le vicomte s’inclina, dit son désir, ancien déjà, de faire la connaissance de ces dames, et se mit à causer avec aisance, en homme comme il faut, ayant vécu. Il possédait une de ces figures heureuses dont rêvent les femmes et qui sont désagréables à tous les hommes. Ses cheveux, noirs et frisés, ombraient son front lisse et bruni ; et deux grands sourcils, réguliers comme s’ils eussent été artificiels, rendaient profonds et tendres ses yeux sombres dont le blanc semblait un peu teinté de bleu.

      Ses cils, serrés et longs, prêtaient à son regard cette éloquence passionnée qui trouble, dans les salons, la belle dame hautaine, et fait se retourner la fille en bonnet qui porte un panier par les rues.

      Le charme langoureux de cet œil faisait croire à la profondeur de la pensée et donnait de l’importance aux moindres paroles.

      La barbe drue, luisante et fine, cachait une mâchoire un peu trop forte.

      On se sépara après beaucoup de compliments.

      M. de Lamare, deux jours après, fit sa première visite.

      Il arriva comme on essayait un banc rustique, posé le matin même sous le grand platane en face des fenêtres du salon. Le baron voulait qu’on en plaçât un autre, pour faire pendant, sous le tilleul ; petite mère, ennemie de la symétrie, ne voulait pas. Le vicomte, consulté, fut de l’avis de la baronne.

      Puis il parla du pays, qu’il déclarait très «pittoresque», ayant trouvé, dans ses promenades solitaires, beaucoup de «sites» ravissants. De temps en temps ses yeux, comme par hasard, rencontraient ceux de Jeanne ; et elle éprouvait une sensation singulière de ce regard brusque, vite détourné, où apparaissaient une admiration caressante et une sympathie éveillée.

      M. de Lamare, le père, mort l’année précédente, avait justement connu un ami de M. des Cultaux dont petite mère était fille ; et la découverte de cette connaissance enfanta une conversation d’alliances, de dates, de parentés interminable. La baronne faisait des tours de force de mémoire, rétablissant les ascendances et les descendances d’autres familles, circulant, sans jamais se perdre, dans le labyrinthe compliqué des généalogies.

      «Dites-moi, vicomte, avez-vous entendu parler des Saunoy de Varfleur ? le fils aîné, Gontran, avait épousé une demoiselle de Coursil, une Coursil-Courville, et le cadet, une de mes cousines, Mlle de la Roche-Aubert qui était alliée aux Crisange. Or, M. de Crisange était l’ami intime de mon père et a dû connaître aussi le vôtre.

      – Oui, madame. N’est-ce pas ce M. de Crisange qui émigra et dont le fils s’est ruiné ?

      – Lui-même. Il avait demandé en mariage ma tante, après la mort de son mari, le comte d’Eretry ; mais elle ne voulut pas de lui parce qu’il prisait. Savez-vous, à ce propos, ce que sont devenus les Viloise ? Ils ont quitté la Touraine vers 1813, à la suite de revers de fortune, pour se fixer en Auvergne, et je n’en ai plus entendu parler.

      – Je crois, madame, que le vieux marquis est mort d’une chute de cheval, laissant une fille mariée avec un Anglais, et l’autre avec un certain Bassolle, un commerçant, riche, dit-on, et qui l’avait séduite.»

      Et des noms, appris et retenus dès l’enfance dans les conversations des vieux parents, revenaient. Et les mariages de ces familles égales prenaient dans leurs esprits l’importance des grands événements publics. Ils parlaient de gens qu’ils n’avaient jamais vus comme s’ils les connaissaient beaucoup ; et ces gens-là, dans d’autres contrées, parlaient d’eux de la même façon ; et ils se sentaient familiers de loin, presque amis, presque alliés, par le seul fait d’appartenir à la même caste, et d’être d’un sang équivalent.

      Le baron, d’une nature assez sauvage et d’une éducation qui ne s’accordait point avec les croyances et les préjugés des gens de son monde, ne connaissait guère les familles des environs ; il interrogea sur elles le vicomte.

      M. de Lamare répondit : «Oh ! il n’y a pas beaucoup de noblesse dans l’arrondissement», du même ton dont il aurait déclaré qu’il y avait peu de lapins sur les côtes ; et il donna des détails. Trois familles seulement se trouvaient dans un rayon assez rapproché : le marquis de Coutelier, une sorte de chef de l’aristocratie normande ; le vicomte et la vicomtesse


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