Michel Strogoff. Jules Verne
de vingt livres par personne.
À l’avant du Caucase étaient groupés des passagers plus nombreux, non seulement des étrangers, mais aussi des Russes, auxquels l’arrêté ne défendait pas de regagner les villes de la province.
Il y avait là des moujiks, coiffés de bonnets ou de casquettes, vêtus d’une chemise à petits carreaux sous leur vaste pelisse, et des paysans du Volga, pantalon bleu fourré dans leurs bottes, chemise de coton rose serrée par une corde, casquette plate ou bonnet de feutre. Quelques femmes, vêtues de robes de cotonnade à fleurs, portaient le tablier à couleurs vives et le mouchoir à dessins rouges sur la tête. C’étaient principalement des passagers de troisième classe, que, très heureusement, la perspective d’un long voyage de retour ne préoccupait pas. En somme, cette partie du pont était fort encombrée. Aussi les passagers de l’arrière ne s’aventuraient-ils guère parmi ces groupes très mélangés, dont la place était marquée sur l’avant des tambours.
Cependant, le Caucase filait de toute la vitesse de ses aubes entre les rives du Volga. Il croisait de nombreux bateaux auxquels des remorqueurs faisaient remonter le cours du fleuve et qui transportaient toutes sortes de marchandises à Nijni-Novgorod. Puis passaient des trains de bois, longs comme ces interminables files de sargasses de l’Atlantique, et des chalands chargés à couler bas, noyés jusqu’au plat-bord. Voyage inutile à présent, puisque la foire venait d’être brusquement dissoute à son début.
Les rives du Volga, éclaboussées par le sillage du steam-boat, se couronnaient de volées de canards qui fuyaient en poussant des cris assourdissants. Un peu plus loin, sur ces plaines sèches, bordées d’aunes, de saules, de trembles, s’éparpillaient quelques vaches d’un rouge foncé, des troupeaux de moutons à toison brune, de nombreuses agglomérations de porcs et de porcelets blancs et noirs. Quelques champs, semés de maigre sarrasin et de seigle, s’étendaient jusqu’à l’arrière-plan de coteaux à demi cultivés, mais qui, en somme, n’offraient aucun point de vue remarquable. Dans ces paysages monotones, le crayon d’un dessinateur, en quête de quelque site pittoresque, n’eût rien trouvé à reproduire.
Deux heures après le départ du Caucase, la jeune Livonienne, s’adressant à Michel Strogoff, lui dit :
– Tu vas à Irkoutsk, frère ?
– Oui, sœur, répondit le jeune homme. Nous faisons tous les deux la même route. Par conséquent, partout où je passerai, tu passeras.
– Demain, frère, tu sauras pourquoi j’ai quitté les rives de la Baltique pour aller au-delà des monts Ourals.
– Je ne te demande rien, sœur.
– Tu sauras tout, répondit la jeune fille, dont les lèvres ébauchèrent un triste sourire. Une sœur ne doit rien cacher à son frère. Mais aujourd’hui, je ne pourrais !… La fatigue, le désespoir m’avaient brisée !
– Veux-tu reposer dans ta cabine ? demanda Michel Strogoff.
– Oui… oui… et demain…
– Viens donc…
Il hésitait à finir sa phrase, comme s’il eût voulu l’achever par le nom de sa compagne, qu’il ignorait encore.
– Nadia, dit-elle en lui tendant la main.
– Viens, Nadia, répondit Michel Strogoff, et use sans façon de ton frère Nicolas Korpanoff.
Et il conduisit la jeune fille à la cabine qui avait été retenue pour elle sur le salon de l’arrière.
Michel Strogoff revint sur le pont, et, avide des nouvelles qui pouvaient peut-être modifier son itinéraire, il se mêla aux groupes de passagers, écoutant, mais ne prenant point part aux conversations. D’ailleurs, si le hasard faisait qu’il fût interrogé et dans l’obligation de répondre, il se donnerait pour le négociant Nicolas Korpanoff, que le Caucase reconduisait à la frontière, car il ne voulait pas que l’on pût se douter qu’une permission spéciale l’autorisait à voyager en Sibérie.
Les étrangers que le steam-boat transportait ne pouvaient évidemment parler que des événements du jour, de l’arrêté et de ses conséquences. Ces pauvres gens, à peine remis des fatigues d’un voyage à travers l’Asie centrale, se voyaient forcés de revenir, et s’ils n’exhalaient pas hautement leur colère et leur désespoir, c’est qu’ils ne l’osaient. Une peur, mêlée de respect, les retenait. Il était possible que des inspecteurs de police, chargés de surveiller les passagers, fussent secrètement embarqués à bord du Caucase, et mieux valait tenir sa langue, l’expulsion, après tout, étant encore préférable à l’emprisonnement dans une forteresse. Aussi, parmi ces groupes, ou l’on se taisait, ou les propos s’échangeaient avec une telle circonspection, qu’on ne pouvait guère en tirer quelque utile renseignement.
Mais si Michel Strogoff n’eut rien à apprendre de ce côté, si même les bouches se fermèrent plus d’une fois à son approche, – car on ne le connaissait pas, – ses oreilles furent bientôt frappées par les éclats d’une voix peu soucieuse d’être ou non entendue.
L’homme à la voix gaie parlait russe, mais avec un accent étranger, et son interlocuteur, plus réservé, lui répondait dans la même langue, qui n’était pas non plus sa langue originelle.
– Comment, disait le premier, comment, vous sur ce bateau, mon cher confrère, vous que j’ai vu à la fête impériale de Moscou, et seulement entrevu à Nijni-Novgorod ?
– Moi-même, répondit le second d’un ton sec.
– Eh bien, franchement, je ne m’attendais pas à être immédiatement suivi par vous, et de si près !
– Je ne vous suis pas, monsieur, je vous précède !
– Précède ! précède ! Mettons que nous marchons de front, du même pas, comme deux soldats à la parade, et, provisoirement du moins, convenons, si vous le voulez, que l’un ne dépassera pas l’autre !
– Je vous dépasserai, au contraire.
– Nous verrons cela, quand nous serons sur le théâtre de la guerre ; mais jusque-là, que diable ! soyons compagnons de route. Plus tard, nous aurons bien le temps et l’occasion d’être rivaux !
– Ennemis.
– Ennemis, soit ! Vous avez dans vos paroles, cher confrère, une précision qui m’est tout particulièrement agréable. Avec vous, au moins, on sait à quoi s’en tenir !
– Où est le mal ?
– Il n’y en a aucun. Aussi, à mon tour, je vous demanderai la permission de préciser notre situation réciproque.
– Vous allez à Perm… comme moi ?
– Comme vous.
– Et, probablement, vous vous dirigerez de Perm sur Ekaterinbourg, puisque c’est la route la meilleure et la plus sûre par laquelle on puisse franchir les monts Ourals ?
– Probablement.
– Une fois la frontière passée, nous serons en Sibérie, c’est-à-dire en pleine invasion.
– Nous y serons !
– Eh bien alors, mais seulement alors, ce sera le moment de dire : « Chacun pour soi, et Dieu pour… »
– Dieu pour moi !
– Dieu pour vous, tout seul ! Très bien ! Mais, puisque nous avons devant nous une huitaine de jours neutres, et puisque très certainement les nouvelles ne pleuvront pas en route, soyons amis jusqu’au moment où nous redeviendrons rivaux.
– Ennemis.
– Oui ! c’est juste, ennemis ! Mais, jusque-là agissons de concert et ne nous entre-dévorons pas ! Je vous promets, d’ailleurs, de garder pour moi tout ce que je pourrai voir…
– Et moi, tout ce que je pourrai entendre.
– Est-ce