Consuelo. George Sand
long, en Italie, je veux dire en savait, il y a cent ans surtout, avec un ami comme Anzoleto. Toute vraisemblance était donc en faveur des espérances du comte. Et cependant, chaque fois qu’il prenait la main de sa protégée, ou qu’il avançait un bras pour entourer sa taille, une crainte indéfinissable l’arrêtait aussitôt, et il éprouvait un sentiment d’incertitude et presque de respect dont il ne pouvait se rendre compte.
Barberigo trouvait aussi la Consuelo fort séduisante dans sa simplicité; et il eût volontiers élevé des prétentions du même genre que celle du comte, s’il n’eût cru fort délicat de sa part de ne pas contrarier les projets de son ami. «À tout seigneur tout honneur, se disait-il en voyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphère d’enivrement voluptueux. Mon tour viendra plus tard.» En attendant, comme le jeune Barberigo n’était pas trop habitué à contempler les étoiles dans une promenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit drôle d’Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d’elle, il essaya de faire comprendre au jeune ténor que son rôle serait plutôt de prendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n’était pas assez bien élevé, malgré sa pénétration merveilleuse, pour comprendre au premier mot. D’ailleurs il était d’un orgueil voisin de l’insolence avec les patriciens. Il les détestait cordialement, et sa souplesse avec eux n’était qu’une fourberie pleine de mépris intérieur. Barberigo, voyant qu’il se faisait un plaisir de le contrarier, s’avisa d’une vengeance cruelle.
Parbleu, dit-il bien haut à la Clorinda, voyez donc le succès de votre amie Consuelo! Où s’arrêtera-t-elle aujourd’hui? Non contente de faire fureur dans toute la ville par la beauté de son chant, la voilà qui fait tourner la tête à notre pauvre comte, par le feu de ses œillades. Il en deviendra fou, s’il ne l’est déjà, et voilà les affaires de madame Corilla tout à fait gâtées.
– Oh! il n’y a rien à craindre! répliqua la Clorinda d’un air sournois. Consuelo est éprise d’Anzoleto, que voici; elle est sa fiancée, ils brûlent l’un pour l’autre depuis je ne sais combien d’années.
– Je ne sais combien d’années d’amour peuvent être oubliées en un clin d’œil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se mêlent de décocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle Clorinda?»
Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se glissaient déjà dans son cœur. Jusque-là il n’avait eu ni soupçon ni souci de rien de pareil: il s’était livré en aveugle à la joie de voir triompher son amie; et c’était autant pour donner à son transport une contenance, que pour goûter un raffinement de vanité, qu’il s’amusait depuis deux heures à railler la victime de cette journée enivrante. Après quelques quolibets échangés avec Barberigo, il feignit de prendre intérêt à la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu de la barque avec les autres promeneurs; et, s’éloignant peu à peu d’une place qu’il n’avait plus envie de disputer, il se glissa dans l’ombre jusqu’à la proue. Dès le premier essai qu’il fit pour rompre le tête-à-tête du comte avec sa fiancée, il vit bien que Zustiniani goûtait peu cette diversion; car il lui répondit avec froideur et même avec sécheresse. Enfin, après plusieurs questions oiseuses mal accueillies, il lui fut conseillé d’aller écouter les choses profondes et savantes que le grand Porpora disait sur le contrepoint.
Le grand Porpora n’est pas mon maître, répondit Anzoleto d’un ton badin qui dissimulait sa rage intérieure aussi bien que possible; il est celui de Consuelo; et s’il plaisait à votre chère et bien-aimée seigneurie, ajouta-t-il tout bas en se courbant auprès du comte d’un air insinuant et caressant, que ma pauvre Consuelo ne prît pas d’autres leçons que celles de son vieux professeur…
– Cher et bien-aimé Zoto, répondit le comte d’un ton caressant, plein d’une malice profonde, j’ai un mot à vous dire à l’oreille; et, se penchant vers lui, il ajouta: Votre fiancée a dû recevoir de vous des leçons de vertu qui la rendront invulnérable! Mais si j’avais quelque prétention à lui en donner d’autres, j’aurais le droit de l’essayer au moins pendant une soirée.»
Anzoleto se sentit froid de la tête aux pieds.
Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s’expliquer? dit-il d’une voix étouffée.
– Ce sera bientôt fait, mon gracieux ami, répondit le comte d’une voix claire: gondole pour gondole.»
Anzoleto fut terrifié en voyant que le comte avait découvert son tête-à-tête avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s’en était vantée à Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu’ils avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l’étonné.
Allez donc écouter ce que dit le Porpora sur les principes de l’école napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le répéter, cela m’intéresse beaucoup.
– Je m’en aperçois, excellence, répondit Anzoleto furieux et prêt à se perdre.
– Eh bien! tu n’y vas pas? dit l’innocente Consuelo, étonnée de son hésitation. J’y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre servante.» Et avant que le comte pût la retenir, elle avait franchi d’un bond léger la banquette qui la séparait de son vieux maître, et s’était assise sur ses talons à côté de lui.
Le comte, voyant que ses affaires n’étaient pas fort avancées auprès d’elle, jugea nécessaire de dissimuler.
Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l’oreille de son protégé un peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n’a pas été aussi loin à beaucoup près que votre délit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison entre le plaisir d’entretenir honnêtement votre maîtresse un quart d’heure en présence de dix personnes, et celui que vous avez goûté tête à tête avec la mienne dans une gondole bien fermée.
– Seigneur comte, s’écria Anzoleto, violemment agité, je proteste sur mon honneur…
– Où est-il, votre honneur? reprit le comte, est-il dans votre oreille gauche?» Et en même temps il menaçait cette malheureuse oreille d’une leçon pareille à celle que l’autre venait de recevoir.
Accordez-vous donc assez peu de finesse à votre protégé, dit Anzoleto, reprenant sa présence d’esprit, pour ne pas savoir qu’il n’aurait jamais commis une pareille balourdise?
– Commise ou non, répondit sèchement le comte, c’est la chose du monde la plus indifférente pour moi en ce moment.» Et il alla s’asseoir auprès de Consuelo.
XII. La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palais Zustiniani…
La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palais Zustiniani, où l’on rentra vers minuit pour prendre le chocolat et les sorbets. Du technique de l’art on était passé au style, aux idées, aux formes anciennes et modernes, enfin à l’expression, et de là aux artistes, et à leurs différentes manières de sentir et d’exprimer. Le Porpora parlait avec admiration de son maître Scarlatti, le premier qui eût imprimé un caractère pathétique aux compositions religieuses. Mais il s’arrêtait là, et ne voulait pas que la musique sacrée empiétât sur le domaine du profane en se permettant les ornements, les traits et les roulades.
Est-ce donc, lui dit Anzoleto, que votre seigneurie réprouve ces traits et ces ornements difficiles qui ont cependant fait le succès et la célébrité de son illustre élève Farinelli?
– Je ne les réprouve qu’à l’église, répondit le maestro. Je les approuve au théâtre; mais je les veux à leur place, et surtout j’en proscris l’abus. Je les veux d’un goût pur, sobres, ingénieux, élégants, et, dans leurs modulations, appropriés non seulement au sujet qu’on traite, mais encore au personnage qu’on représente, à la passion qu’on exprime, et à la situation où se trouve le personnage. Les nymphes et les bergères peuvent roucouler comme les oiseaux, ou cadencer leurs accents comme le murmure des fontaines; mais Médée ou Didon ne peuvent que sangloter ou rugir comme la lionne blessée. La coquette peut charger