Consuelo. George Sand
Ce n’était plus ni l’engourdissement d’une grande nature qui s’ignore elle-même et qui attend son réveil, ni l’épanouissement d’une puissance qui prend l’essor avec surprise et ravissement. Ce n’était donc plus ni la beauté voilée et incompréhensible de la scolare zingarella, ni la beauté splendide et saisissante de la cantatrice couronnée; c’était le charme pénétrant et suave de la femme pure et recueillie qui se connaît elle-même et se gouverne par la sainteté de sa propre impulsion.
Ses vieux hôtes, simples et affectueux, n’eurent pas besoin d’autre lumière que celle de leur généreux instinct pour aspirer, si je puis ainsi dire, le parfum mystérieux qu’exhalait dans leur atmosphère intellectuelle l’âme angélique de Consuelo. Ils éprouvèrent, en la regardant, un bien-être moral dont ils ne se rendirent pas bien compte, mais dont la douceur les remplit comme d’une vie nouvelle. Albert lui-même semblait jouir pour la première fois de ses facultés avec plénitude et liberté. Il était prévenant et affectueux avec tout le monde: il l’était avec Consuelo dans la mesure convenable, et il lui parla à plusieurs reprises de manière à prouver qu’il n’abdiquait pas, ainsi qu’on l’avait cru jusqu’alors, l’esprit élevé et le jugement lumineux que la nature lui avait donnés. Le baron ne s’endormit pas, la chanoinesse ne soupira pas une seule fois; et le comte Christian, qui avait l’habitude de s’affaisser mélancoliquement le soir dans son fauteuil sous le poids de la vieillesse et du chagrin, resta debout le dos à la cheminée comme au centre de sa famille, et prenant part à l’entretien aisé et presque enjoué qui dura sans tomber jusqu’à neuf heures du soir.
Dieu semble avoir exaucé enfin nos ardentes prières, dit le chapelain au comte Christian et à la chanoinesse, restés les derniers au salon, après le départ du baron et des jeunes gens. Le comte Albert est entré aujourd’hui dans sa trentième année, et ce jour solennel, dont l’attente avait toujours si vivement frappé son imagination et la nôtre, s’est écoulé avec un calme et un bonheur inconcevables.
– Oui, rendons grâces à Dieu! dit le vieux comte. Je ne sais si c’est un songe bienfaisant qu’il nous envoie pour nous soulager un instant; mais je me suis persuadé durant toute cette journée, et ce soir particulièrement, que mon fils était guéri pour toujours.
– Mon frère, dit la chanoinesse, je vous en demande pardon ainsi qu’à vous, monsieur le chapelain, qui avez toujours cru Albert tourmenté par l’ennemi du genre humain. Moi je l’ai toujours cru aux prises avec deux puissances contraires qui se disputaient sa pauvre âme; car bien souvent lorsqu’il semblait répéter les discours du mauvais ange, le ciel parlait par sa bouche un instant après. Rappelez-vous maintenant tout ce qu’il disait hier soir durant l’orage et ses dernières paroles en nous quittant: “La paix du Seigneur est descendue sur cette maison.” Albert sentait s’accomplir en lui un miracle de la grâce, et j’ai foi à sa guérison comme à la promesse divine.»
Le chapelain était trop timoré pour accepter d’emblée une proposition si hardie. Il se tirait toujours d’embarras en disant: «Rapportons-nous-en à la sagesse éternelle; Dieu lit dans les choses cachées; l’esprit doit s’abîmer en Dieu»; et autres sentences plus consolantes que nouvelles.
Le comte Christian était partagé entre le désir d’accepter l’ascétisme un peu tourné au merveilleux de sa bonne sœur, et le respect que lui imposait l’orthodoxie méticuleuse et prudente de son confesseur. Il crut détourner la conversation en parlant de la Porporina, et en louant le maintien charmant de cette jeune personne. La chanoinesse, qui l’aimait déjà, renchérit sur ces éloges, et le chapelain donna sa sanction à l’entraînement de cœur qu’ils éprouvaient pour elle. Il ne leur vint pas à l’esprit d’attribuer à la présence de Consuelo le miracle qui venait de s’accomplir dans leur intérieur. Ils en recueillirent le bienfait sans en reconnaître la source; c’est tout ce que Consuelo eût demandé à Dieu, si elle eût été consultée.
Amélie avait fait des remarques un peu plus précises. Il devenait bien évident pour elle que son cousin avait, dans l’occasion, assez d’empire sur lui-même pour cacher le désordre de ses pensées aux personnes dont il se méfiait, comme à celles qu’il considérait particulièrement. Devant certains parents ou certains amis de sa famille qui lui inspiraient ou de la sympathie ou de l’antipathie, il n’avait jamais trahi par aucun fait extérieur l’excentricité de son caractère. Aussi, lorsque Consuelo lui exprima sa surprise de ce qu’elle lui avait entendu raconter la veille, Amélie, tourmentée d’un secret dépit, s’efforça de lui rendre l’effroi que ses récits avaient déjà provoqué en elle pour le comte Albert.
Eh! ma pauvre amie, lui dit-elle, méfiez-vous de ce calme trompeur; c’est le temps d’arrêt qui sépare toujours chez lui une crise récente d’une crise prochaine. Vous l’avez vu aujourd’hui tel que je l’ai vu en arrivant ici au commencement de l’année dernière. Hélas! si vous étiez destinée par la volonté d’autrui à devenir la femme d’un pareil visionnaire, si, pour vaincre votre tacite résistance, on avait tacitement comploté de vous tenir captive indéfiniment dans cet affreux château, avec un régime continu de surprises, de terreurs et d’agitations, avec des pleurs, des exorcismes et des extravagances pour tout spectacle, en attendant une guérison à laquelle on croit toujours et qui n’arrivera jamais, vous seriez comme moi bien désenchantée des belles manières d’Albert et des douces paroles de la famille.
– Il n’est pas croyable, dit Consuelo, qu’on veuille forcer votre volonté au point de vous unir malgré vous à un homme que vous n’aimez point. Vous me paraissez être l’idole de vos parents.
– On ne me forcera à rien: on sait bien que ce serait tenter l’impossible. Mais on oubliera qu’Albert n’est pas le seul mari qui puisse me convenir, et Dieu sait quand on renoncera à la folle espérance de me voir reprendre pour lui l’affection que j’avais éprouvée d’abord. Et puis mon pauvre père, qui a la passion de la chasse, et qui a ici de quoi se satisfaire, se trouve fort bien dans ce maudit château, et fait toujours valoir quelque prétexte pour retarder notre départ, vingt fois projeté et jamais arrêté. Ah! si vous saviez, ma chère Nina, quelque secret pour faire périr dans une nuit tout le gibier de la contrée, vous me rendriez le plus grand service qu’âme humaine puisse me rendre.
– Je ne puis malheureusement que m’efforcer de vous distraire en vous faisant faire de la musique, et en causant avec vous le soir, lorsque vous n’aurez pas envie de dormir. Je tâcherai d’être pour vous un calmant et un somnifère.
– Vous me rappelez, dit Amélie, que j’ai le reste d’une histoire à vous raconter. Je commence, afin de ne pas vous faire coucher trop tard:
Quelques jours après la mystérieuse absence qu’il avait faite (toujours persuadé que cette semaine de disparition n’avait duré que sept heures), Albert commença seulement à remarquer que l’abbé n’était plus au château, et il demanda où on l’avait envoyé.
– Sa présence auprès de vous n’étant plus nécessaire, lui répondit-on, il est retourné à ses affaires. Ne vous en étiez-vous pas encore aperçu?
– Je m’en apercevais, répondit Albert: quelque chose manquait à ma souffrance; mais je ne me rendais pas compte de ce que ce pouvait être.
– Vous souffrez donc beaucoup, Albert? lui demanda la chanoinesse.
– Beaucoup, répondit-il du ton d’un homme à qui l’on demande s’il a bien dormi.
– Et l’abbé vous était donc bien désagréable? lui demanda le comte Christian.
– Beaucoup, répondit Albert du même ton.
– Et pourquoi donc, mon fils, ne l’avez-vous pas dit plus tôt? Comment avez-vous supporté pendant si longtemps la présence d’un homme qui vous était antipathique, sans me faire part de votre déplaisir? Doutez-vous, mon cher enfant, que je n’eusse fait cesser au plus vite votre souffrance?
– C’était un bien faible accessoire à ma douleur, répondit Albert avec une effrayante tranquillité; et vos bontés, dont je ne doute pas, mon père, n’eussent pu que