Borgia. Michel Zevaco

Borgia - Michel  Zevaco


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ils ont fui… l’ivresse de l’épouvante a remplacé dans leurs veines l’ivresse de la volupté… Ah ! il n’y a pas d’hommes !… Mon père en fut un… mais c’est un vieillard… Pourquoi la nature m’a-t-elle donné ce sexe, à moi… à moi qui me sens d’appétit à dévorer un monde…

      Elle se renversa sur une pile de coussins, et s’étira.

      Une ombre se dressa près d’elle tout à coup. Elle tourna né-gligemment la tête.

      – C’est vous, mon frère ? dit-elle en tendant la main à César.

      Il venait de rentrer, et qui l’eût vu en ce moment n’eût ja-mais pu supposer que cet homme venait d’assassiner son frère. Il montrait un visage enjoué à sa sœur qui, de son côté, le regardait en souriant. C’était quelque chose d’effroyable que le double sou-rire de ce couple monstrueux.

      – Méchant ! fit Lucrèce, pourquoi avez-vous fait du mal à ce pauvre François ?… Vous étiez donc jaloux ?…

      – Ma foi, oui, Lucrèce… Il me déplaît que, devant mes amis, en quelque lieu que ce soit, en quelque circonstance qui se pré-sente, je ne sois pas le premier…

      Lucrèce hocha la tête et demeura pensive.

      – Au fait, reprit-elle soudain, mais tu hérites, mon César… Cette mort t’enrichit, toi déjà si riche… et l’« accident » te fait duc de Gandie…

      – C’est vrai, petite sœur… mais tu auras ta part. Je te ré-serve un million de ducats d’or sur la succession… es-tu con-tente ?…

      – Mais oui, répondit Lucrèce avec un bâillement. J’avais justement envie de bâtir un temple…

      – Un temple ? s’écria César étonné.

      – Oui… un temple à Vénus… Je veux rétablir son culte dans Rome… Je veux que le temple s’élève entre Saint-Pierre et le Va-tican… Et, tandis que notre père dira sa messe, au prochain jour de Pâques, en son temple chrétien, je veux, moi, dire la mienne en mon église païenne, et nous verrons qui des deux aura le plus de fidèles.

      – Lucrèce, s’écria César, tu es vraiment une femme admi-rable. Ton idée est sublime.

      – Moins que ton idée de t’emparer de l’Italie et d’en faire un seul royaume dont tu serais le roi, le maître absolu, mon César…

      – À nous deux, Lucrèce, lorsque j’aurai réalisé mon plan, à nous deux, nous dominerons le monde et nous le transforme-rons…

      À ce moment, un bruit de clameurs s’éleva près d’eux. Ils prêtèrent l’oreille. Le bruit venait des appartements du palais.

      Lucrèce jeta un manteau de soie sur ses épaules et, précédée de César, s’élança dans le vestibule aux statues, puis ouvrit la porte de bronze. Le frère et la sœur s’arrêtèrent sur le seuil.

      Une trentaine de domestiques hurlant, vociférant, tourbil-lonnant, se bousculant, se culbutant, entouraient ou essayaient d’entourer un homme, un étranger qui tenait tête à toute la meute enragée.

      – Quel est l’insolent ?… s’écria Lucrèce.

      Elle allait s’élancer. César la saisit par le poignet et la retint.

      – Eh ! s’écria-t-il, c’est mon petit Français… Je lui avais donné rendez-vous ici, à minuit… Par le diable ! Quel gaillard ! Quels coups ! Pan ! à droite ! Pan ! à gauche ! En voici deux à terre… et deux autres qui crachent leurs dents !

      César, enthousiasmé, battit des mains, frénétiquement ! L’homme qui s’escrimait contre la meute des valets, à la grande admiration de César et à la grande satisfaction de Lucrèce, était en effet le chevalier de Ragastens. Comme minuit sonnait, il s’était élancé de l’auberge du Beau-Janus.

      – Oh ! l’abominable vision ! songeait-il tout en courant. Cet homme dans le Tibre !… Ce malheureux qu’on vient d’assassiner… oh ! ces deux mains crispées sur la dalle… ce corps qui disparaît dans les eaux noires… Et ces paroles mystérieuses… On veut enlever Primevère !… Et celui qui veut l’enlever, c’est précisément l’assassin ! Mais qui est cet assassin ?… Où le trou-ver ?… Comment prévenir le comte Alma ?… Il faut que je ra-conte ces étranges événements à l’illustre capitaine qui m’attend… Lui seul, à Rome, est assez puissant pour démêler la vérité, et prévenir peut-être de nouveaux meurtres !…

      En monologuant ainsi le chevalier atteignit rapidement le palais de Lucrèce. Il voulut pénétrer sous la colonnade que nous avons décrite. Mais les deux gardes équestres se jetèrent au-devant de lui.

      – Au large ! ordonnèrent-ils.

      – Eh ! l’ami, fit Ragastens, doucement, que diable ! On m’attend en ce palais…

      – Au large ! répondit le garde.

      – Vous êtes bien entêté, mon cher !… Je vous dis que je suis attendu… par monseigneur César Borgia, s’il vous plaît !… Place donc !…

      Non seulement le cavalier n’obéit pas à cette injonction, mais encore une douzaine de valets, attirés par le bruit, accouru-rent et se ruèrent sur le chevalier.

      – Oh ! oh ! s’écria Ragastens, il paraît que la valetaille est enragée en ce beau pays… Morbleu !… Est-ce qu’ils oseraient porter la main sur moi ! Arrière, valets !

      De fait, l’air du chevalier devint si terrible que les domes-tiques reculèrent, effarés. Mais le garde, lui, fonça sur le jeune homme. Ragastens comprit que sa victoire serait de courte durée et qu’il allait être cerné, malmené, s’il ne faisait pas un exemple salutaire.

      En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il s’élança sur le garde et se suspendit à sa jambe, cherchant, par de violentes secousses, à lui faire perdre l’équilibre.

      À la première secousse, le garde vociféra un « sang et tripes ! » à faire trembler les fenêtres des maisons environnantes, et se raccrocha à la crinière de son cheval.

      À la deuxième secousse, il leva le pommeau de son sabre pour en assommer son impétueux adversaire. Mais il n’eut pas le temps de mettre ce projet à exécution.

      Une troisième secousse venait de se produire, plus violente que les deux premières. La bouche du cavalier, qui s’apprêtait à envoyer à toute volée un nouveau juron bien senti, demeura entr’ouverte et silencieuse de stupéfaction. Ragastens, de son cô-té, avait reculé de plusieurs pas et avait failli tomber…

      Qu’était-il arrivé ?… Avait-il lâché prise ?… Non !… Il arri-vait tout simplement qu’à force de tirer sur la jambe du géant, Ragastens avait fait venir l’énorme botte du cavalier, et que celui-ci, hébété de surprise, demeurait déchaussé d’un pied, mais tou-jours vissé sur son cheval, tandis que le chevalier, emporté par l’élan de la secousse, reculait, tenant à pleines mains une botte gigantesque…

      Il y eut une débandade parmi les valets. Mais cette hésita-tion fut de courte durée. Les assaillants avaient reçu du renfort. Ils étaient maintenant une trentaine, armés de bâtons.

      Ragastens jeta les yeux autour de lui et se vit entouré de toutes parts.

      – Ah ! maroufles, tonna-t-il, ah ! ramassis de primauds ! C’est à coup de bottes que je vais vous chasser…

      Et il fit comme il avait dit !… Saisissant la botte par le pied, il se servit de la tige comme d’une masse d’armes et exécuta un moulinet terrible. En même temps, il se dirigea vers l’escalier qu’il atteignit en quelques enjambées toujours poursuivi par la meute hurlante.

      Au bout de l’escalier, Ragastens se vit dans une salle im-mense… Il choisit son champ de bataille, et s’accula à un coin. Alors, ce fut épique.

      Ragastens manœuvrait sa tige de botte comme Samson dut jadis manœuvrer sa mâchoire d’âne pour en assommer


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