Les derniers iroquois. Emile Chevalier

Les derniers iroquois - Emile Chevalier


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Vipère-Grise était inspirée par Athahuata?

      Le chef ne répondit pas, et l’Onde-Pure poursuivit:

      – La Vipère-Grise avait tenu l’oreille ouverte au discours d’Athahuata, et il lui avait prédit qu’il arriverait malheur à sa fille dans les pays où le soleil se couche.

      À cette allusion, Nar-go-tou-ké frémit; un éclair de ressentiment traversa son visage. Mais Ni-a-pa-ah tenait ses yeux baissés; elle ne remarqua point la colère qu’elle venait d’allumer, et imprudemment elle continua:

      – La Vipère-Grise avait dit juste. L’esprit l’avait sagement éclairée. La femme de Nar-go-tou-ké a été cruellement punie de sa désobéissance aux recommandations de la Vipère-Grise.

      En achevant, la pauvre Ni-a-pa-ah, sortit ses poignets informes de dessous sa couverte et les étendit sous les regards du sagamo.

      Aussitôt celui-ci, laissant tomber le moule qu’il avait à la main, se leva, les sourcils froncés, et, frappant du pied avec une violence qui justifiait bien son nom, la Poudre, il s’écria:

      – Que le courroux de mes pères s’appesantisse sur moi! que la foudre du ciel tombe sur ma tête et me réduise en poussière! que la terre s’entrouvre et engloutisse ce qui restera de Nar-go-tou-ké s’il ne venge pas les tortures infligées à Ni-a-pa-ah! Mais que son fils, que Co-lo-mo-o soit changé en femme, qu’on le condamne à porter toute sa vie un peigne et des ciseaux[26], s’il ne vient pas avec son père châtier les Habits-Rouges des outrages dont un de leurs chefs a abreuvé sa mère!

      – Mon seigneur fera à son plaisir, dit tristement l’Onde-Pure, en courbant la tête.

      – Nar-go-tou-ké et Co-lo-mo-o agiront comme il convient à des Iroquois insultés dans ce qu’ils ont de plus cher, répliqua le sachem d’un ton ferme, mais qui déjà avait perdu toute son exaspération.

      Il se rassit, ramassa les balles qu’il venait de fabriquer et les serra dans les poches de son capot.

      – Cependant, fit Ni-a-pa-ah en glissant un regard timide vers son mari, la Vipère-Grise voyait dans l’avenir.

      – Oui, dit la Poudre d’un air distrait.

      – Et, ajouta sa femme, enhardie par cette concession, elle a déclaré que si Co-lo-mo-o déterrait la hache de guerre contre les Habits-Rouges…

      Elle s’arrêta, interdite par le coup d’œil terrible que lui lança son mari.

      – Il périrait! acheva celui-ci avec un accent sarcastique; eh bien, qu’il périsse! Mais qu’il rende à ses ennemis tout le mal qu’ils ont fait à son père et à sa mère! Ma femme croit-elle donc que je n’ai pas souffert, moi non plus! croit-elle que le cœur du chef n’a pas saigné de toutes ses blessures! croit-elle…

      À ce moment, on siffla devant la maisonnette.

      Les deux chiens se dressèrent sur leurs pattes, mais sans aboyer, et étirèrent paresseusement leurs membres.

      – C’est Jean-Baptiste, dit Nar-go-tou-ké, en se tournant vers la porte.

      Un individu entra en sautillant: un nain. Il n’avait pas plus de quatre pieds et demi de haut. Sa tête était énorme, son corps rabougri, fluet, ses jambes grosses et presque aussi longues que celles d’un homme de taille moyenne. Avec cela, elles étaient bancroches, tournées en dehors, de sorte qu’en marchant les pieds se trouvaient à angle obtus, et la gauche dépassait la droite de deux pouces au moins.

      Ce pauvre petit être, si difforme, avait pourtant une figure intéressante et pleine d’intelligence. Mais, pour comble d’infortune, et comme si la nature ne l’eût pas assez maltraité, il était né sourd-muet.

      Quels étaient les parents de Jean-Baptiste? On l’ignorait. Un jour, plusieurs années avant les événements que nous rapportons, il était tombé, comme des nues, à Lachine[27], village situé exactement en face de Caughnawagha, sur l’autre rive du Saint-Laurent, et y avait fixé sa résidence dans un des magasins abandonnés de la Compagnie de la baie d’Hudson.

      Les habitants de Lachine l’avaient baptisé Jean-Baptiste, du nom de leur patron national, et sobriquétisé le Quêteux, parce qu’il vivait d’aumônes.

      Jean-Baptiste traversait souvent le fleuve pour aller mendier dans les paroisses de l’Est. Bien accueilli par les Indiens de Caughnawagha qui, comme tous les sauvages, pensent que les fous et les estropiés de naissance sont doués d’un pouvoir magique, il s’était pris d’une affection mystérieuse, mais profonde, pour la famille de Nar-go-tou-ké.

      Seuls au monde peut-être, le chef et son fils pouvaient échanger des pensées avec lui.

      Ces communications avaient lieu par des regards et des signes.

      Du reste, Jean-Baptiste se montrait très réservé avec les Canadiens et vivait solitaire.

      Jamais personne n’avait pénétré dans sa demeure. Il était l’effroi des petits enfants; les jeunes gens même craignaient de l’affronter, bien que quelques-uns eussent donné beaucoup pour visiter l’intérieur du Quêteux.

      Mais, malgré ses infirmités, il possédait une agilité et une force extraordinaires.

      Toute cette agilité, toute cette force s’étaient réfugiées dans ses jambes. Ils l’avaient appris à leurs dépens ceux qui s’étaient frottés à Jean-Baptiste. Dès qu’on l’irritait, le nain se jetait sur le dos, ouvrait ses longues jambes, comme un poulpe ouvre ses bras, un crabe ses pinces, saisissait son insulteur, le serrait, et, quelle que fût l’adresse ou la vigueur de celui-ci, il était incapable de sortir de cet étau qui le pressait de plus en plus, jusqu’à ce que la douleur l’obligeât à implorer son pardon.

      La méchanceté ne composait pas le fond du caractère de Jean-Baptiste, mais il était fidèle à ses rancunes comme à ses amitiés.

      Il s’avança dans la salle en jouant avec un bâton noueux, plutôt qu’il ne s’en faisait une aide.

      Dans ses yeux, Nar-go-tou-ké lut une nouvelle fâcheuse: le front du sagamo se rembrunit.

      Par une mimique aussi rapide que la parole, le nouveau venu étendit l’index vers Montréal, puis vers Lachine, puis éleva dix doigts en l’air, ensuite le bras droit et rassembla ses mains comme si elles eussent été liées.

      Nar-go-tou-ké comprit: dix hommes commandés par le grand connétable accouraient de Montréal pour l’arrêter.

      – Merci! fit-il, en frappant sur son cœur pour témoigner sa reconnaissance.

      Et s’adressant à Ni-a-pa-ah, consternée par cette scène, dont elle devinait à demi la signification:

      – Maintenant, prononça-t-il d’une voix ferme, la hache de guerre est déterrée. Quand Co-lo-mo-o rentrera, que la femme de Nar-go-tou-ké lui dise que son père l’attend. Les Kingsors viendront ici. Bientôt leurs chevelures pendront à la ceinture du sagamo iroquois. Ni-a-pa-ah leur répondra que le chef est parti pour les territoires de chasse. Mais qu’elle prenne garde que le Petit-Aigle ne tombe sous la dent de ces loups-cerviers. La destinée de Nar-go-tou-ké était de venger les os de ses pères qui blanchissent encore sans sépulture, sur les bords des Grands-Lacs; sa destinée s’accomplira.

      – Nar-go-tou-ké permettra-t-il à sa femme de l’accompagner? demanda la squaw d’une voix suppliante.

      – Non, elle doit rester ici, répliqua la Poudre.

      Ni-a-pa-ah laissa retomber sa tête sur sa poitrine, et des larmes emplirent ses paupières.

      Cependant le sachem interrogeait Jean-Baptiste du regard.

      Avec son bâton, l’autre figura un navire sur le sol.

      – Ils s’embarquent pour traverser. Nar-go-tou-ké doit partir, dit le chef.

      Il décrocha un fusil à deux coups, suspendit une hache et des pistolets à sa ceinture, plaça le fusil sous son bras, jeta sur ses épaules une robe de peau de buffle, et, serrant


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