Le crime de l'Opéra 1. Fortuné du Boisgobey
faire le récalcitrant, je me marierais très bien, j’aurais une demi-douzaine de garçons… et alors, mon bel ami, adieu ma succession!
– Oh! dit Gaston, avec un geste de neveu désintéressé.
– N’en fais pas fi. Elle sera ronde, ma succession, et tu dois avoir déjà de jolis trous à boucher. Voyons, là, franchement, combien as-tu mangé de ton capital, depuis que tu es majeur?
– Deux cent mille… peut-être un peu plus.
– Ou beaucoup plus. Les d’Orcival sont chères. Mais j’admets ton chiffre de deux cent mille. Il te reste donc à peine trente mille livres de rente. Au train dont tu vas, c’est l’hôpital dans cinq ou six ans… ou l’Australie, la Californie, et autres expatriations forcées. Suis mon raisonnement, je te prie. Il est d’une logique rigoureuse. À l’heure qu’il est, tu as encore une valeur matrimoniale. Tu es jeune, tu n’es ni sot ni mal tourné, on te croit riche, et on sait que tu hériteras de moi… le plus tard possible, je t’en préviens. Tu ne vaudras plus rien du tout dans cinq ans, car tu n’auras plus un sou, et moi, lassé de t’attendre, je me serai bel et bien marié. Tu en seras réduit à chercher des demoiselles riches et bossues. Riante perspective!
– Mais, mon oncle, puisque je vous dis que je suis décidé… en principe.
– Très bien! Alors, j’ai ton affaire. Madame Cambry a soixante bonnes mille livres de rente, et je connais peu de femmes aussi séduisantes et aussi méritantes qu’elle. Tu vas m’objecter qu’elle a vingt-quatre ans et qu’elle est veuve. Je te répondrai que cinq ans de différence d’âge suffisent pour faire un ménage assorti; que madame Cambry a été mariée six mois à un homme médiocrement aimable que tu n’auras pas de peine à lui faire oublier, car je suis à peu près sûr qu’elle te trouve à son goût.
»Voyons! qu’as-tu à dire contre madame Cambry? Tu ne vas pas, je suppose, contester sa beauté, ni son esprit ni sa vertu. Tu ne prétendras pas non plus qu’elle te déplaît, car tu ne manques pas un seul de ses samedis.
– J’apprécie toutes ses qualités, mon oncle; seulement… ce n’est pas à elle que je songe… et je trouve qu’elle vous conviendrait parfaitement.
– Mais, malheureux, j’ai vingt ans de plus qu’elle. Et puis, il ne s’agit pas de moi. Si j’ai bien compris ta réponse entortillée, tu ne te soucies pas d’épouser madame Cambry, mais tu as des vues sur une autre personne. Eh bien, il n’y a que demi-mal. Je ne tiens pas absolument à ce que l’aimable veuve devienne ma nièce, et pourvu que la fiancée de ton choix ne soit ni d’une honnêteté douteuse, ni d’une famille tarée, je n’en demande pas plus. Maintenant, dis-moi le nom de ta préférée, renseigne-moi sommairement sur son compte et présente-moi à cette merveille le plus tôt possible. Je signerai des deux mains au contrat, et je suis capable de mettre un titre de rente dans la corbeille.
– Mais, mon oncle, je n’en suis pas là. J’ai rencontré en effet une jeune fille qui me plaît beaucoup, et peut-être me déciderai-je à l’épouser… si elle veut de moi. Seulement, avant de prendre une résolution définitive, je désire la connaître davantage, étudier son caractère…
– Oh! je te vois venir. Tu cherches à t’en tirer par un moyen dilatoire, comme on dit au Palais. Et tu te figures qu’en me répondant toujours: J’étudie son caractère, quand je te presserai d’en finir, je me contenterai d’une si pauvre défaite? Tu te figures que j’attendrai qu’il te convienne de me donner des petits-neveux? Tu te trompes, mon cher, et pour t’enlever cette illusion, je vais te poser un ultimatum.
– C’est inutile. Je vous promets de vous dire d’ici à très peu de jours…
– Écoute-moi donc, bavard, au lieu de m’interrompre. Je t’accorde un répit de trois mois. Tu entends, Gaston, trois mois. Passé ce terme, je te déclare que ce sera moi qui me marierai, et tôt.
»J’ai dit. Maintenant, viens dans la cour voir un cheval qu’on me propose pour mon coupé. Tu t’y connais mieux que moi. Tu me donneras ton avis.
III. Pendant que Gaston Darcy employait si bien son temps…
Pendant que Gaston Darcy employait si bien son temps, madame d’Orcival ne perdait pas le sien.
Elle avait, on peut le croire, passé une nuit fort agitée. Les constatations et l’interrogatoire déguisé sous la forme d’une ample demande de renseignements l’avaient retenue fort tard. Le commissaire et les agents n’avaient quitté l’hôtel qu’à quatre heures; le corps du malheureux Golymine n’avait été enlevé qu’à cinq heures.
Et, quoique le supplice de revoir son ancien amant eût été épargné à Julia, elle n’était pas encore remise des émotions de la veille quand elle se leva, vers midi, juste au moment où Gaston recevait la lettre qu’elle lui avait écrite avant de se mettre au lit.
Elle déjeuna au thé, se fit raconter par Mariette les bruits qui couraient dans le quartier, lui recommanda encore de ne parler à personne de la visite de M. Darcy, et lui donna ses instructions, qui étaient de ne pas sortir et d’introduire Gaston, s’il se présentait.
Julia était persuadée qu’il viendrait la remercier de sa discrétion, et elle ne désespérait pas encore de l’amener à un raccommodement. Elle croyait le connaître à fond, et elle savait bien ce qu’elle faisait en lui écrivant qu’elle avait pris son parti de la rupture. L’expérience lui avait appris que le plus sûr moyen de ramener un amant qui se dérobe, c’est de lui montrer qu’on ne tient pas à lui. Elle s’était donc décidée tout de suite à traiter le cas de Gaston par l’indifférence, et elle comptait que l’emploi de cette méthode produirait un prompt et excellent effet.
Elle attendit donc, après avoir fait une toilette appropriée à la circonstance; elle attendit dans ce boudoir où s’était jouée la veille la scène de la séparation.
Madame d’Orcival avait encore d’autres projets, mais l’exécution de ceux-là était subordonnée au résultat de l’entrevue qu’elle espérait avoir, le jour même, avec Darcy.
Les lettres de trois femmes qui avaient commis l’imprudence d’aimer Golymine étaient serrées dans un tiroir secret du petit meuble en bois de rose, et elle ne comptait pas les y laisser.
Seulement, rien ne pressait. Ces armes-là ne se rouillent pas.
Vers trois heures, Mariette parut avec la mine réservée qu’elle prenait toujours, quand il s’agissait de demander à madame si elle voulait recevoir un visiteur, et Julia put espérer, pendant une seconde, que ce visiteur était Darcy, lequel Darcy montait, à ce moment-là, l’escalier de madame Crozon, en compagnie de Berthe Lestérel.
– Je n’y suis pour personne, s’écria madame d’Orcival, en voyant que sa femme de chambre lui présentait une carte.
– Ce monsieur a tellement insisté pour être reçu que j’ai promis de vous faire passer son nom, répondit la soubrette. Il prétend qu’il a des choses très importantes à dire à madame.
Julia jeta un coup d’œil sur la carte et lut:
«Don José Simancas, général au service de la République du Pérou.»
– Je ne le connais pas, dit-elle, et n’ai que faire de le voir.
Puis, se ravisant:
– Quel homme est-ce?
– Oh! un homme très comme il faut. Cinquante à soixante ans; l’air riche et distingué. Un peu trop de bijoux. Mais ça se comprend, il est étranger. Il m’a donné un louis pour remettre sa carte à madame.
– C’est singulier, il me semble maintenant que j’ai déjà entendu prononcer ce nom-là. Que peut avoir à me dire ce général péruvien? Est-ce un prétexte qu’il prend pour s’éviter l’embarras de se faire présenter à moi?
Et, comme madame d’Orcival, en disant cela, regardait Mariette d’une certaine façon, la fine camériste