Le crime de l'Opéra 1. Fortuné du Boisgobey
cher, dit-elle d’une voix qui sifflait entre ses dents blanches, je sais maintenant ce que vous valez… et je plains la femme que vous épouserez, à moins qu’elle ne vous traite comme j’aurais dû vous traiter. Et c’est ce qu’elle fera certainement. Vous n’êtes pas de la race de ceux qu’on aime, monsieur Gaston Darcy.
Puis, changeant de ton tout à coup:
– Serait-ce la belle Havanaise, la veuve aux six cent mille livres de rente, qui met des pompons rouges à ses chevaux, et qui mène à quatre mieux qu’un cocher anglais, la marquesa de Barancos? On m’a dit que vous lui faisiez une cour assidue. Vous n’êtes pas le seul, et…
Darcy n’y tint plus. Il ouvrit brusquement la porte du boudoir, traversa le salon en courant et ne s’arrêta qu’au bas de l’escalier pour prendre son chapeau et son pardessus. Mariette avait été consignée dans la chambre à coucher par madame d’Orcival. Les autres domestiques faisaient la fête à la cuisine. Il sortit de l’hôtel sans rencontrer personne.
Pendant qu’il descendait à grands pas le boulevard Malesherbes, Julia, debout, accoudée sur la console qui portait le groupe de Clodion, disait tout bas:
– Quittée! il m’a quittée! Sotte que j’étais! je le prenais pour un niais et je m’imaginais que je l’emmènerais un jour à m’épouser. Pourquoi pas? Éva est bien devenue princesse Gloukof, et elle avait commencé plus mal que moi. Sa mère était marchande de pommes. Oui, mais Darcy n’est pas Russe. Darcy est un bourgeois de Paris, inaccessible à l’entraînement. Il me glisse entre les doigts au moment où je croyais le tenir. C’est bien fait. Cela m’apprendra à viser plus haut. Mais quelqu’un l’a poussé à rompre. Je saurai qui, et je me vengerai… Oui, je me vengerai de lui, de son oncle, de son ami Nointel…
Et, comme illuminée par une inspiration subite:
– Golymine m’y aidera. Il m’aime, celui-là, et il ne recule devant rien. J’ai bien choisi mon heure en vérité pour le congédier!… Mais il ne tient qu’à moi de renouer avec lui… il est encore à Paris, car il ne savait pas que je refuserais de le suivre, et il était ici il y a vingt minutes. Si je lui écrivais? Oui, mais j’ai oublié son adresse… il en a changé si souvent depuis six mois. Elle doit être sur la carte qu’il a laissée hier, quand j’ai refusé de le recevoir. Où est-elle, cette carte?… Ah! je me rappelle que Mariette l’a posée sur la table de Boulle qui est au milieu de la galerie.
Quand madame d’Orcival voulait une chose, l’action suivait vite l’idée. Elle prit aussitôt le chemin du hall qui se trouvait à l’autre bout de l’appartement du premier étage. Le salon était éclairé; le hall ne l’était pas. Elle s’était donc armée d’un flambeau.
En y entrant, elle fut assez surprise d’y trouver une bougie qui brûlait, placée sur un dressoir. La lueur incertaine de cette bougie pénétrait à peine dans les hautes et profondes embrasures des fenêtres à vitraux gothiques, et lorsque Julia arriva devant la dernière, elle crut entrevoir un homme collé contre les carreaux armoriés.
Elle n’était pas peureuse. Elle avança et, en reconnaissant à sa pelisse de fourrures cet homme qui avait l’air d’écouter à la fenêtre, elle s’écria:
– Golymine! que faites-vous ici? que signifie…
Et presque aussitôt:
– Pendu! murmura-t-elle. Il s’est pendu!
Sa main laissa tomber le flambeau qu’elle portait, et son sang se glaça dans ses veines.
La salle était immense. Le plafond se perdait dans l’ombre, et la bougie qui achevait de se consumer sur le dressoir éclairait l’embrasure de ses lueurs mourantes. L’obscurité complète eût été moins effrayante que ces reflets intermittents qui, par moments, illuminaient les traits convulsés de Golymine, et, par moments, laissaient à peine entrevoir la hideuse silhouette d’un pendu.
Julia avait reculé d’horreur, et elle restait appuyée contre la boiserie de la bibliothèque, pâle, tremblante, les mains crispées, les yeux fixes.
Elle voulait crier, et la voix lui manquait. Elle voulait fuir, et la terreur la clouait sur place. Elle voulait détourner sa vue de ce cadavre accroché, et elle le regardait malgré elle. Il la fascinait.
C’était bien Golymine. L’enragé Slave avait tenu sa promesse, et ses dernières paroles vibraient encore aux oreilles de madame d’Orcival: «Vous saurez ce que vaut la malédiction d’un mort.»
Elle les comprenait maintenant, ces paroles menaçantes, et par un phénomène de lucidité dû à la surexcitation de ses nerfs, elle voyait la scène du suicide telle qu’elle avait dû se passer: Golymine, furieux, traversant l’appartement vide, et se jetant dans cette galerie où il savait bien que personne ne viendrait. Il la connaissait à merveille; car, au temps où Julia l’aimait, il ne sortait guère de l’hôtel. Il avait eu le sang-froid de chercher à tâtons un flambeau et de l’allumer. Il avait arraché une embrasse des lourds rideaux de tapisserie, traîné contre la fenêtre un tabouret sur lequel il était monté, et qu’il avait repoussé du pied, après s’être passé autour du cou un nœud coulant, fait avec l’embrasse préalablement attachée à l’espagnolette.
Il n’en faut pas plus pour mourir.
– Voilà donc sa vengeance, pensait Julia. Il s’est tué chez moi pour me perdre par le bruit que fera son suicide. Demain, tout Paris saura que Golymine, ruiné, déshonoré, s’est pendu dans l’hôtel de sa maîtresse… on dira bientôt de sa complice, car les histoires oubliées reviendront à la mémoire des femmes qui me jalousent et des hommes qui me détestent. Qui sait si on ne dira pas que j’ai assassiné Golymine?… Et Darcy qui a entendu ma querelle avec ce malheureux ne démentira peut-être pas ceux qui diront cela.
Puis, avec cette mobilité d’esprit qui était un de ses moindres défauts, elle se prit à regretter le mort.
– Fou! se disait-elle, plus fou cent fois que je ne pouvais le croire. Je savais bien qu’il avait plus de cœur que tous les sots qui le méprisaient… mais se tuer à trente ans!… quand il lui restait assez de jeunesse, de courage et d’intelligence pour refaire sa fortune! Ah! celui-là m’a aimée!… et si je pouvais le ressusciter, comme je lui dirais: Je suis prête à te suivre!
Et, frappée tout à coup d’une idée:
– S’il n’était pas mort, murmura-t-elle, si, en coupant ce cordon… non non… il y a trop longtemps… ce serait inutile… mais je ne puis pas rester ici… il faut agir… sans quoi on m’accuserait… je vais appeler Mariette, envoyer prévenir la police.
Elle se rappela alors qu’il n’y avait pas de sonnette mettant en communication la galerie avec la chambre à coucher où elle avait consigné la soubrette, et elle marcha vers le dressoir pour y prendre la bougie qui avait éclairé les préparatifs du suicide et qui brûlait encore.
Le flambeau qu’elle portait lorsqu’elle était entrée s’était éteint en tombant, et elle n’osait pas traverser sans lumière cette longue galerie où elle laissait derrière elle un cadavre.
Elle passa, en détournant la tête, devant la sinistre fenêtre, et elle allait mettre la main sur le bougeoir quand elle vit que, près de ce bougeoir, il y avait un papier, une feuille arrachée d’un carnet.
– Il a écrit, dit-elle tout bas… à moi, sans doute… un adieu.
Et elle lut ces mots tracés au crayon:
«C’est Julia d’Orcival qui m’a tué. Je désire que la somme contenue dans mon portefeuille soit distribuée aux pauvres de Paris, et je prie les autorités françaises de faire remettre aux personnes qui les ont écrites les lettres qu’on y trouvera.»
– Des lettres! murmura Julia. Les miennes peut-être… Oui, il les a conservées… il me l’a dit, il a essayé de m’effrayer en me rappelant qu’il avait entre les mains la preuve qu’il m’avait intéressée autrefois à… à ses affaires… et sa dernière pensée a été de livrer