Coeur de panthère. Gustave Aimard
avait repoussé avec empressement ses prétentions amoureuses. Un noble et orgueilleux sentiment de sa supériorité native s’était élevé en elle et l’avait portée à accueillir cet aspirant sauvage avec un dédain tel que l’infortuné Wontum dût se retirer honteux et confus.
Nemona (le chef Pawnie dont nous ayons déjà parlé) avait, contrairement à la coutume Indienne, une seule et unique femme qu’il affectionnait et traitait avec tous les égards possibles. Il entreprit, avec elle, d’intercéder pour Wontum auprès de la jolie transfuge; mais celle-ci n’avait plus dans le cœur un seul atome de l’esprit Indien; toutes les instances furent repoussées avec perte. Il en résulta une certaine froideur entre eux; puis survinrent des propos piquants, enfin une rupture complète à la suite de laquelle Cœur-de-Panthère fut invitée par Nemona à chercher asile hors de chez lui. Ce fut à dater de cette époque que la jeune fille abandonna les villages Indiens.
Alors Wontum perdit toute espérance, pour le moment; mais il garda au fond de son cœur un sentiment indéfinissable qui tenait de l’amour et de la haine, et qui n’était ni l’un ni l’autre. Les dédains de la jeune fille parurent inexplicables dans les tribus Indiennes; et ce fût, même, à cette occasion qu’elle reçût le nom de Cœur-de-Panthère: à l’oreille des sauvages il dépeignait parfaitement l’intraitable humeur dont Manonie avait fait preuve envers un de leurs plus braves et plus séduisants guerriers.
Elle avait alors seize ans: ses instincts l’attiraient vers la race blanche, elle finit par se fixer complétement parmi les Européens.
Là, au bout de peu de temps; elle fut rencontrée par un jeune lieutenant qui avait un peu entendu raconter son histoire par les Settlers des frontières ou les Indiens éclaireurs dans l’armée. D’abord il lui accorda de la curiosité, puis de l’intérêt; enfin, un beau jour, il s’aperçut qu’il en était devenu profondément amoureux. En effet, les grâces natives, la réserve modeste, la candeur ingénue de Manonie étaient de nature à faire impression sur l’homme le moins sensible. Bientôt on pût se convaincre d’une chose surprenante, savoir qu’Henri Marshall, lieutenant de première classe dans les armées unies, fils de fière et riche famille, était le prétendant avoué et agréé d’une petite fille sauvage jusqu’alors dédaigneuse des meilleurs partis.– Car, il faut le dire, l’affection sincère et noble du jeune officier avait touché le cœur de Manonie; elle n’avait pu le lui dissimuler.
Les fiançailles eurent lieu avec un immense retentissement parmi les tribus indiennes. Cette nouvelle excita plus d’une secrète et amère jalousie. Nemona y fit peu d’attention, car aucun lien de famille ne l’attachait à Manonie; mais Wontum en fût outré, et se promit d’exercer la plus terrible vengeance.
Comme il avait une influence considérable dans sa peuplade, il ne lui fut pas difficile de trouver des adhérents tout prêts à l’aider dans ses projets. Ainsi secondé il entreprit de la faire prisonnière dans le village Indien; mais elle eût l’adresse de s’échapper et parvint à gagner heureusement le Fort.
Furieux de cette désertion, Wontum résolut de reprendre la fugitive; à cet effet, il combina un plan qui semblait immanquable.
Il se posta, avec ses guerriers, sur le passage d’une caravane, l’attaqua dans la vallée South Pass (Défilé du sud), et fit prisonniers les voyageurs qui la composaient. Au lieu de les massacrer inhumainement, suivant l’usage Indien, il se contenta de les faire garrotter avec soin; de plus, il eut la précaution de laisser échapper un des captifs: en agissant ainsi, il poursuivait le cours de ses combinaisons diaboliques.
Son but était, d’abord, de faire connaître par l’entremise du fugitif l’événement fâcheux survenu à la caravane. En effet, le malheureux émigrant, tout effarouché, ne manqua pas de courir au Fort Laramie, d’y raconter le désastre et de demander à la garnison une sortie dans le but de délivrer les prisonniers.
A cette nouvelle, tout ce que le rusé sauvage avait prévu ne devait pas manquer d’arriver; les soldats s’empressèrent de se proposer pour l’expédition, on n’eût qu’à refuser les volontaires qui se présentaient en foule: il fut question d’une prise d’armes sérieuse.
C’était là précisément ce que voulait Wontum; trouver le Fort dégarni de la majeure partie de ses défenseurs, le surprendre, y pénétrer, enlever Manonie, l’entraîner au fond des bois après avoir massacré tous les Européens s’il était possible.
Bien entendu, le lieutenant Marshall, ce rival détesté, avait la première place dans les féroces préférences de Wontum.
En attendant le résultat de sa stratégie, le chef Indien conduisit ses prisonniers et son butin au sommet de Table-Hill qui est voisin de South Pass.
Ce pic, un des plus formidables de cette chaîne, s’élève à sept mille quatre cent quatre-vingt huit pieds dans les profondeurs du ciel, au milieu d’un chaos titanique de roches anguleuses, aiguës, hérissées, menaçantes: sur ses flancs de granit sombre règnent l’horreur et la solitude; ses sommités sont d’affreux déserts perdus dans le désert du vide.
Wontum ne pouvait choisir une retraite plus sauvage et plus inaccessible: aussi en avait-il fait son quartier général. Cependant il n’y concentra pas, pour le moment, toutes ses forces qui s’élevaient à environ deux cents hommes: il laissa à Table-Hill une trentaine de guerriers, et avec le reste de sa troupe s’en alla rôder autour du Fort Laramie, épiant une occasion favorable pour y porter le carnage, l’incendie et le rapt.
La distance entre South-Pass et Laramie est d’environ deux cents milles: la bande sauvage n’avait pas fait la moitié du chemin qu’elle aperçut les troupes venant du Fort. Les Indiens se cachèrent aussitôt, et, lorsque tout danger d’être aperçus fut passé, ils se portèrent rapidement en avant: tout paraissait tourner au gré de leurs désirs; le plan de Wontum allait triompher.
Il n’était resté au Fort Laramie qu’une quarantaine d’hommes, sous le commandement du lieutenant Henry Marshall. Son mariage avec la jeune fée des forêts n’avait pas encore été célébré: cependant Manonie habitait le Fort depuis plusieurs mois, logeant avec la femme d’un officier.
L’agression commise contre les émigrants mit en éveil tous les instincts sauvages de la jeune fille; elle resta convaincue que Wontum était sur le sentier de guerre; dès ce moment, ses jours et ses nuits se passèrent dans une défiance incessante.
Rien n’égale la finesse idéale, la perspicacité inimaginable que l’éducation des bois donne aux sens; rien n’égale l’étonnante prescience avec laquelle hommes, femmes, enfants devinent ce qu’ils ont à peine vu ou entendu: l’Européen, bercé dans les langes étroits de la civilisation, ne peut que s’incliner devant cette supériorité physique, et s’avouer inférieur, insuffisant, chétif.
Manonie avait le pressentiment des entreprises tentées par Wontum: elle savait qu’il ourdissait dans l’ombre quelque trame infernale, qu’il marchait contre le Fort; la jeune fille en était certaine; il ne lui manquait qu’un indice furtif, le vol d’un oiseau, un cri dans la forêt pour dire «Les voilà!»
Toujours inquiète pour le Fort et sa faible garnison, la jeune fille passait ses nuits silencieuse sur les fortifications, épiant tous les murmures de l’air, les sons furtifs de la vallée, les échos lointains de la montagne.
Pendant les journées elle disparaissait; tout son temps était employé à parcourir les environs du Fort, invisible et rapide comme un oiseau; voyant tout, entendant tout; devinant ce qu’elle n’avait pû voir ou entendre.
Ces longues et dangereuses pérégrinations plongeaient Marshall dans une mortelle inquiétude; lorsque, le soir, il la voyait arriver, lasse, épuisée par ses longues courses, il lui adressait de tendres reproches auxquels elle ne répondait que par un fier sourire et un mutin mouvement de tête: le lendemain elle recommençait.
Par une après-midi brumeuse, Manonie revint plus tôt que d’habitude, annonçant l’approche des Indiens. Aussitôt la petite garnison fit ses préparatifs de défense, et s’organisa pour opposer une résistance désespérée.
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