Les trappeur de l'Arkansas. Gustave Aimard
que nous avons vu si lestement tuer le vaquero, était l’aîné.
Le mariage de don Ramon et de doña Jesusita n’avait été qu’un mariage de convenance, contracté du point de vue seul de la fortune, mais qui pourtant les rendait comparativement heureux ; nous disons comparativement, parce que la jeune fille n’étant sortie du couvent que pour se marier, l’amour n’avait jamais existé entre eux, mais avait été remplacé par une tendre et sincère affection.
Doña Jesusita passait son temps dans les soins que nécessitaient ses enfants, au milieu de ses femmes indiennes ; de son côté son mari complètement absorbé par les devoirs de sa vie de gentilhomme fermier restait presque toujours avec ses vaqueros, ses péons et ses chasseurs, ne voyant sa femme que pendant quelques minutes aux heures des repas, et restant parfois des mois entiers absent pour une partie de chasse sur les bords du rio Gila.
Cependant nous devons ajouter que, absent ou présent, don Ramon veillait avec le plus grand soin à ce que rien ne manquât au bien-être de sa femme et à ce que ses moindres caprices fussent satisfaits, n’épargnant ni l’argent ni les peines pour lui procurer ce qu’elle paraissait désirer.
Doña Jesusita était douée d’une beauté ravissante et d’une douceur angélique ; elle semblait avoir accepté sinon avec joie du moins sans trop de peine le genre de vie auquel son mari l’avait obligée à se plier ; mais dans les profondeurs de son grand œil noir languissant, dans la pâleur de ses traits et surtout dans le nuage de tristesse qui obscurcissait continuellement son beau front d’une blancheur mate, il était facile de deviner qu’une âme ardente était renfermée dans cette séduisante statue, et que ce cœur qui s’ignorait soi-même avait tourné toutes ses pensées vers ses enfants, qu’elle s’était mise à adorer de toutes les forces virginales de l’amour maternel, le plus beau et le plus sain de tous.
Pour don Ramon, toujours bon et prévenant pour sa femme, qu’il ne s’était jamais donné la peine d’étudier, il avait le droit de la croire la plus heureuse créature du monde, et elle l’était en effet depuis que Dieu l’avait rendue mère.
Le soleil était couché depuis quelques instants, le ciel perdait peu à peu sa teinte pourprée et s’assombrissait de plus en plus, quelques étoiles commençaient déjà à scintiller sur la voûte céleste, et le vent du soir se levait avec une force qui présageait pour la nuit un de ces orages terribles, comme ces régions en voient souvent éclater.
Le mayoral, après avoir fait renfermer avec soin le reste du ganado dans l’enclos, rassembla les vaqueros et péons, et tous se dirigèrent vers l’hacienda où la cloche du souper les avertissait que l’heure du repos était enfin venue.
Lorsque le majordome passa le dernier en le saluant devant son maître :
– Eh bien, lui demanda celui-ci, nô Eusébio, combien de têtes avons-nous cette année ?
– Quatre cent cinquante, mi amò – mon maître —, répondit le mayoral, grand homme sec et maigre, à la tête grisonnante et au visage tanné comme un morceau de cuir, en arrêtant son cheval et ôtant son chapeau, c’est-à-dire soixante-quinze têtes de plus que l’année passée ; nos voisins les jaguars et les Apaches ne nous ont pas causé de grands dommages, cette saison.
– Grâce à vous, nô Eusébio, répondit don Ramon, votre vigilance a été extrême, je saurai vous en récompenser.
– Ma meilleure récompense est la bonne parole que Votre Seigneurie vient de me dire, répondit le mayoral, dont le rude visage s’éclaira d’un sourire de satisfaction, ne dois-je pas veiller sur ce qui vous appartient avec le même soin que si tout était à moi ?
– Merci, reprit le gentilhomme avec émotion en serrant la main de son serviteur, je sais que vous m’êtes dévoué.
– À la vie et à la mort, mon maître, ma mère vous a nourri de son lait, je suis à vous et à votre famille.
– Allons ! allons ! nô Eusébio, dit gaiement l’hacendero, le souper est prêt, la señora doit être à table, ne la laissons pas nous attendre plus longtemps.
Sur ce, tous deux entrèrent dans le patio et nô Eusébio, ainsi que don Ramon l’avait nommé, se prépara, comme il le faisait chaque soir, à fermer les portes.
Pendant ce temps don Ramon entra dans la salle à manger de l’hacienda, où tous les vaqueros et les péons étaient réunis.
Cette salle à manger était meublée d’une immense table qui en tenait tout le centre ; autour de cette table il y avait des bancs de bois garnis de cuir et deux fauteuils sculptés destinés à don Ramon et à la señora. Derrière les fauteuils un Christ en ivoire de quatre pieds de haut pendait au mur entre deux tableaux représentant, l’un Jésus au jardin des Oliviers, l’autre le Sermon sur la montagne. Çà et là accrochées le long des murailles blanchies à la chaux, grimaçaient des têtes de jaguars, de buffles ou d’élans tués à la chasse par l’hacendero.
La table était abondamment servie de lahua, potage épais fait de farine de maïs cuite avec de la viande, de puchero ou olla podrida et de pépian ; de distance en distance il y avait des bouteilles de mezcal et des carafes d’eau.
Sur un signe de l’hacendero le repas commença.
Bientôt l’orage qui menaçait éclata avec fureur.
La pluie tombait à torrents, à chaque seconde des éclairs livides faisaient pâlir les lumières, précédant les éclats formidables de la foudre.
Vers la fin du repas l’ouragan acquit une violence telle que le tumulte des éléments conjurés couvrit le bruit des conversations.
Le tonnerre éclata avec une force épouvantable, un tourbillon de vent s’engouffra dans la salle en défonçant une fenêtre, toutes les lumières s’éteignirent, les assistants se signèrent avec crainte.
En ce moment, la cloche placée à la porte de l’hacienda retentit avec un bruit convulsif, et une voix qui n’avait rien d’humain cria à deux reprises différentes :
– À moi !… à moi !…
– Sang du Christ ! s’écria don Ramon en s’élançant hors de la salle, on égorge quelqu’un dans la plaine.
Deux coups de feu retentirent presque en même temps, un cri d’agonie traversa l’espace, et tout retomba dans un silence sinistre.
Tout à coup un éclair blafard sillonna l’obscurité, le tonnerre éclata avec un fracas horrible et don Ramon reparut sur le seuil de la salle, portant un homme évanoui dans ses bras.
L’étranger fut déposé sur un siège, l’on s’empressa autour de lui.
Le visage de cet homme non plus que sa mise n’avaient rien d’extraordinaire, cependant en l’apercevant, Rafaël, le fils aîné de don Ramon, ne put réprimer un geste d’effroi, son visage devint d’une pâleur livide.
– Oh ! murmura-t-il à voix basse, le juez de letras !…
C’était en effet le digne juge que nous avons vu sortir d’Hermosillo en si brillant équipage.
Ses longs cheveux trempés de pluie tombaient sur sa poitrine, ses vêtements étaient en désordre, tachés de sang et déchirés en maints endroits.
Sa main droite serrait convulsivement la crosse d’un pistolet déchargé.
Don Ramon lui aussi avait reconnu le juez de letras, il avait malgré lui lancé à son fils un regard que celui-ci n’avait pu supporter.
Grâce aux soins intelligents qui lui furent prodigués par doña Jesusita et ses femmes, le juge ne tarda pas à revenir à lui ; il poussa un profond soupir, ouvrit des yeux hagards qu’il promena sur les assistants sans rien voir encore, et peu à peu reprit connaissance.
Tout à coup une vive rougeur colora son front si pâle une seconde auparavant, son œil étincela ; dirigeant vers Rafaël un regard qui le cloua au sol en proie à une terreur invincible, il se leva péniblement et s’avançant vers le jeune homme qui le regardait