Le sergent Simplet. Paul d'Ivoi
tenu à me mettre à votre disposition. Je suis le gouverneur.
Et comme tous ébauchaient un remerciement, il les arrêta:
– Si vous saviez combien cela m’est agréable. Ils sont rares ceux qui s’aventurent sur notre plage, et je leur suis obligé de leur visite.
Puis, changeant de ton:
– À la guerre comme à la guerre. Présentons-nous, et permettez-moi de vous offrir à dîner à la Résidence, sans façon. Je le répète, vous m’enchanterez. Votre nationalité m’est déjà connue; le pavillon américain flotte à la corne de votre steamer.
Claude ouvrit la bouche pour répondre; Marcel le prévint et avec un flegme très saxon:
– Yes, sir, fit-il.
Après quoi, il présenta ainsi ses compagnons:
– Miss Diana Pretty. – Le gouverneur s’inclina, il avait sûrement ouï parler de la riche Américaine. – Miss Mable, sa sœur.
Yvonne, désignée ainsi, ouvrit des yeux effarés. Simplet poursuivit:
– Sir William Sagger, notre ami; sir Claudio, et moi sir James, cousins de miss Diana.
Le fonctionnaire répétait ses saluts. Enfin offrant le bras à Diana, il la guida vers son habitation.
Yvonne retint son frère de lait en arrière.
– Pourquoi toutes ces inventions?
– Parce que, petite sœur, dans notre situation alors même qu’aucun danger n’apparaît, il convient d’être prudent. C’est tout…
– Simple, acheva la jeune fille avec un peu d’impatience. Mais permets-moi de te le dire. En ce moment ta simplicité m’a l’air d’une complication.
– C’est possible. Souviens-toi seulement que tu es Mable; Claude, Claudio; et moi, James.
Le gouverneur était marié. Sa femme, gracieuse mais loquace personne, se surpassa. Elle était enchantée de pouvoir débiter comme nouvelles de vieilles histoires usées dans le cercle habituel de la colonie.
Elle mit les « petits plats dans les grands ». L’outarde et la gazelle figurèrent sur la table, assaisonnées de récits incroyables, où la faune du pays jouait un rôle un peu exagéré sans doute. Rencontres avec les guépards, tigres minuscules; chasses à l’âne sauvage, à l’autruche, au chacal, à l’hyène; tout y passa.
La flore même eut son tour. Madame la gouverneur la décrivit, ne faisant grâce d’aucun détail. Elle vanta le mimosa dont le feuillage court, sous le nom de kabata, nourrit les troupeaux; les palétuviers, les genêts, les euphorbes. Et pour finir en artiste qui ménage ses effets, elle laissa tomber cette phrase:
– Ah! mes chers hôtes, que je suis heureuse de vous savoir Américains! Dire que si vous étiez Français, je ne pourrais vous recevoir sans arrière-pensée.
Marcel lança un regard à Yvonne.
– Et pourquoi donc? demanda-t-il tranquillement.
– Je vais vous l’apprendre. Mon mari me fait les gros yeux, mais cela m’est égal. Voilà-t-il pas un mystère! Figurez-vous que le parquet de Lyon nous a envoyé, en même temps qu’aux fonctionnaires de toutes les colonies françaises, l’ordre d’arrêter trois Français: deux hommes et une femme, accusés de vol, d’évasion.
– Mais, ma chère amie, interrompit le gouverneur, cela n’a aucun intérêt.
– Aucun intérêt. Est-ce la fonction d’un résident d’arrêter les voleurs? Mes chers hôtes, je vous fais juges.
Tous demeuraient immobiles, pétrifiés par la révélation de l’aimable femme. Canetègne, qu’ils avaient cru vaincu, les pourchassait au delà des océans, ayant la justice française pour servante!
– Et comment se nomment ces misérables? questionna Simplet.
Sa voix était calme.
– Je ne me souviens plus. Ah si! Yvonne Ribor, Marcel Dalvan et Claude Bérard.
– Pauvres diables! je vous remercie, madame.
Le repas terminé, on se sépara avec de grandes effusions. Le gouverneur accompagna ses hôtes jusqu’à leur canot. L’embarcation quitta le rivage se dirigeant vers le Fortune, dont la silhouette élégante se découpait dans la pénombre bleutée de la nuit. Alors Marcel murmura:
– Nous sommes gentils maintenant! La police nous guette sur toutes les terres françaises, et précisément nous n’avons à faire que là?
– La main de la justice est sur nous, gémit Yvonne. Le sous-officier l’empêcha de continuer sur ce ton.
– Tu sais ce que l’on fait pour éviter une main menaçante?
– Non!
– C’est bien simple. On glisse entre ses doigts.
VIII . CANETÈGNE S’OCCUPE
Sous une véranda de bois, dont les piliers légers étaient emprisonnés dans un fouillis de vanilles, d’ibokas, de haricots odorants, M. Canetègne écrivait.
Sur la table de bambou, plusieurs feuillets de papier couverts d’une écriture commerciale, régulière et froide, attestaient le labeur du négociant. Enfin sa plume cessa de courir. Il prit son mouchoir, s’épongea le front et, se renversant dans son fauteuil de rotin, il promena les yeux autour de lui.
Certes, le panorama était fait pour séduire. S’étageant en gradins, les toitures des maisons d’Antsirane semblaient un escalier géant descendant jusqu’à la mer.
Plus bas s’étendait le golfe de Diego Suarez, ce port merveilleux creusé par la nature au nord de l’île de Madagascar.
Du vaste lac bleu, profond, émergeaient des îles verdoyantes, allant rejoindre avec des serpentements de farandole l’îlot de la Lune, – Nossi-Volane, – sentinelle avancée qui garde le chenal du port. De larges estuaires s’ouvraient à droite, à gauche, baies creusées dans le pourtour du golfe où pourraient s’abriter les marines du monde: Dourouch-Foutchi, Dourouch-Varats, Dourouch-Vasah, baies des Cailloux, du Tonnerre, des Français. Plus loin, le bassin de la Nièvre et enfin le cap de Diego que dominent l’artillerie, l’hôpital, le casernement des disciplinaires, la gendarmerie de la colonie.
En se tournant vers la droite, M. Canetègne apercevait la hauteur de Madgindgarine, couronnée d’un fortin, et les baraquements primitifs où campent les volontaires sakalaves, nos alliés malgaches.
De temps à autre, un coup de sifflet aigu déchirait l’air. Il annonçait le départ d’un convoi. Car Antsirane possède un chemin de fer, à voie étroite et à traction de mules, il est vrai, mais qui compte douze kilomètres et met la ville en communication avec Mahatsinso.
L’Avignonnais hocha la tête, s’essuya le front derechef, puis rassembla les feuilles éparses sur la table et les classa. Après quoi, il se mit à lire à haute voix, de l’air satisfait d’un bon élève dont le devoir est primé.
Antsirane, ce 29 décembre 1892.
Ma chère demoiselle DOCTROVÉE,
J’espère que cette nouvelle lettre vous trouvera en bonne santé. Pour moi, je ne suis pas encore revenu de mon étonnement.
Comme je vous l’écrivais à l’escale d’Obok, c’est à ne pas croire combien les pays que je vois sont différents du nôtre. À ne pas croire, je vous dis. Moi, qui fais la commission coloniale, je ne me doutais pas de ce que sont nos colonies.
Si on le savait en France, je vous donne mon billet qu’un tas de gens, qui traînent la misère, s’expatrieraient et viendraient chercher la fortune où elle est, c’est-à-dire ici.
Mais procédons avec ordre.
Après notre départ d’Obok, quelques jours de pleine mer; puis les escales successives des Comores, chapelet d’îles