Le sergent Simplet. Paul d'Ivoi
nattes multicolores, la tête couverte d’une sorte de capuchon percé à hauteur des yeux d’un trou carré, elle est venue à bord, sur son boutre.
Qu’est-ce qu’un boutre, direz-vous? C’est un bateau à la poupe très élevée, en usage dans toute la région.
La princesse voulait surveiller l’embarquement d’une équipe de femmes maçons. Vous avez bien lu, les limousins du pays appartiennent exclusivement au sexe joli.
Il faisait chaud sur le pont. Aussi bientôt cette grande dame se dépouilla de ses nattes. Elle portait, tatoué sur le dos, un soleil rayonnant.
Cet enjolivement, m’a appris l’interprète, indique que la personne est de souche royale et descend d’une certaine Douhani, de la race des Bé-Tsi-Mitsaraks, qui eut, d’après la légende, l’insigne honneur d’être distinguée par le dieu-Soleil Zanahar, lequel s’établit sur la terre pour l’épouser. Mais après quelques jours de ménage, Zanahar dut retourner au ciel, parce qu’il incendiait tout autour de lui. C’est de cette époque que datent les déserts.
Nous avons pris dans l’île un passager qui se rend à Sainte-Marie. Djazil est son nom. Retenez-le, car notre rencontre est des plus heureuses. Je vous dirai le pourquoi dans une prochaine lettre.
Puis nous avons gagné Anjouan où furent déportés, en 1801, Rossignol et ses complices dans le complot de la machine infernale. Aperçu de loin, l’île Moheli; fait une promenade dans l’île Mayotte, une autre à Nossi-bé.
Pays merveilleux, verdoyants, bien arrosés, où réussissent à souhait le café, la canne à sucre.
Nous avons doublé le cap d’Ambre ou d’Amb à l’extrême nord de Madagascar, et tandis que nous voguions vers Diego Suarez, le capitaine nous parla cyclones. C’est très rassurant. Ainsi le 24 février 1885, au moment où la France s’établissait à Antsirane, un ouragan détruisit ou jeta à la côte le transport l’Oise, le vapeur Arya et le voilier la Clémence de la flotte de la Réunion, le navire américain Sara-Burk et l’Armide de l’île Maurice. Plus récemment le naufrage du Labourdonnais est dû à la même cause.
Enfin je foule le sol malgache, et de suite les habitants me deviennent sympathiques. Ils sont « processifs » comme nos paysans normands.
Quand ils s’abordent, au lieu de se dire:
– Comment vous portez-vous?
– Pas mal et vous?
Ils se saluent cérémonieusement et prononcent:
– Akouré kabar?
– Tsichi kabar.
Ce qui peut se traduire par:
– Avez-vous des procès?
– Je n’ai pas de procès.
Une nation animée de cet esprit est appelée à un brillant avenir. J’espère l’aider à l’atteindre. On m’a entretenu d’une affaire de premier ordre. Je vous en parlerai longuement plus tard. J’attends en ce moment le personnage avec lequel je dois opérer.
Travaillez bien; car nos ennemis pris, je compte séjourner quelque temps à Diego Suarez avant de rentrer en France, et la maison ne saurait péricliter.
Avec mes sentiments très distingués, recevez, ma chère demoiselle Doctrovée, mes meilleurs souhaits de santé.
Signé: CANETÈGNE.
P. S. – Pourvu qu’ils aient lu les journaux, et que bientôt je sois délivré du cauchemar qui me hante.
Sa lecture terminée, le négociant demeura pensif.
– Oui murmura-t-il, l’idée de faire annoncer l’arrivée de Valentin Ribor à Madagascar était bonne. Maintenant le numéro est-il tombé entre leurs mains? Tout est là. Si oui, ils arriveront sûrement par le prochain paquebot. Si non…
Il donna un coup de poing sur la table.
– Si non, mes transes redoublent, car, il n’y a pas à se le dissimuler, il suffit d’un rien pour me perdre.
Canetègne s’était levé. À grands pas il arpentait la veranda.
– Mousié, fit une voix, le vertueux Ikaraïnilo demande s’il peut parler avec toi?
Un Cafre, reconnaissable à sa toison laineuse, à ses lèvres épaisses, à son nez écrasé, venait de paraître.
C’était le domestique du négociant. Domestique sans livrée; un simple pagne, fixé par une ficelle à la ceinture, le couvrait des reins aux genoux.
– Ikaraïnilo, répéta Canetègne dont le visage s’éclaira. Amène-le ici. Apporte aussi du vin de palmier.
Le cafre sortit et reparut au bout d’un instant, chargé d’un plateau sur lequel vacillaient des verres et un carafon empli d’une liqueur rosée du plus alléchant aspect. Un homme d’une cinquantaine d’années le suivait. Malais de type, les cheveux grisonnants, le nouveau venu était sec, nerveux; ses yeux vifs, perçants, étaient toujours en mouvement. Aussi le regard insaisissable ne se prêtait jamais à l’observation.
Tout décelait en lui l’astuce, la fourberie. Il toucha la main de Canetègne et s’assit, entr’ouvrant sa veste soutachée. Il allongea béatement ses jambes, autour desquelles flottait une sorte de pantalon large, fait d’une lamba, – jupe – serrée aux chevilles.
L’Avignonnais avait pris place en face de lui. Tous deux demeurèrent un instant sans parler, chacun attendant l’autre. Le premier, le négociant rompit le silence.
– Ikaraïnilo a à me parler?
– Le Hova Ikaraïnilo a à te parler, répliqua le visiteur.
Une nouvelle pause eut lieu. Agacé, Canetègne commença.
– Sur le bateau qui m’a amené ici, dit-il, j’ai rencontré ton associé Djazil.
– Il l’était, en effet.
– Obligé de partir pour se fixer à l’île Sainte-Marie, il m’a vanté les opérations qu’il faisait avec toi.
– C’est bien là ce qu’il m’a affirmé.
– Il m’a promis de nous mettre en rapport. Il a tenu parole. Maintenant jouons cartes sur table.
Ikaraïnilo avança un peu son siège.
– Va, j’écoute.
L’Avignonnais eut un vague sourire:
– Tu es puissant parmi les Hovas, reprit-il. Tu crains de risquer ta situation car, général commandant les troupes qui cernent la léproserie d’Antananarivo, capitale des pays Hovas, et empêchent les lépreux d’en sortir, tu gagnes sûrement de vingt à vingt-cinq mille thalaris.
Le Malgache ne bougea pas.
– D’autre part, comme la loi des tiens admet que toute la terre appartient à la reine, et que nul autre n’a le droit de posséder, tu n’es pas fâché d’avoir des ressources ignorées pour acheter du terrain dans la grande Comore. Tu rêves de résilier un jour tes grades, – tes honneurs, comme vous appelez cela, – pour devenir propriétaire et indépendant.
Un imperceptible signe de tête encouragea l’orateur à continuer. Le commerçant ne se fit pas prier.
– Or, avec Djazil, tu as eu l’idée ingénieuse d’exploiter une superstition de tes compatriotes. Ils se figurent qu’un mort a de grosses dépenses à faire dans l’autre monde. Ils enterrent donc leurs défunts avec une forte somme. Souvent ils n’ont pas l’argent nécessaire, et ils l’empruntent à gros intérêts. Tu fais le prêt aux héritiers.
– Tu es au courant, murmura le Hova.
– Né malin, tu as perfectionné la profession. Prêter, toucher des intérêts exorbitants, c’est bien. Tu vas plus loin. Les sépultures sont au milieu des forêts, nul ne les surveille. Alors que fais-tu’? Au milieu de la nuit qui suit l’inhumation, tu déterres