Le sergent Simplet. Paul d'Ivoi

Le sergent Simplet - Paul  d'Ivoi


Скачать книгу
fit-elle. Quand tu partis au régiment, Antonin avait fondé depuis plusieurs mois sa maison de commission coloniale.

      – Et Canetègne n’était-il pas son associé?

      – Si. Tu ignores comment cette association fut signée?

      – En effet.

      – Oh! ce fut une infamie. Dans la famille, les hommes sont des « inquiets de mouvement ». C’est de l’atavisme, n’est-ce pas? Notre bisaïeul, au début du siècle, fit la course. Le corsaire audacieux laissa une certaine fortune que son fils, notre grand-père, augmenta. Il était ingénieur dans le Sud-Américain. Notre père, lui, fut explorateur et ses découvertes géographiques réduisirent notre patrimoine. À sa mort, pauvre papa, il nous restait quatre cent mille francs. Antonin aurait bien couru le monde comme les autres.

      – Mais tu étais là. Il se devait à toi, petite sœur.

      – Oui. Aussi ne pouvant se déplacer lui-même, il voulut au moins s’occuper des lointains pays dont l’idée le hantait.

      – Et sur mon conseil, conseil que je regrette, va, il se lança dans la commission coloniale.

      Yvonne à son tour enferma dans les siennes la main du sous-officier.

      – Ne t’accuse pas. Ta pensée était bonne, mais Antonin n’entendait rien aux affaires. Il avait engagé tous nos capitaux dans l’entreprise. La maison marchait bien, mais il avait oublié une chose: conserver un fonds de roulement suffisant. Si bien qu’à la sixième échéance, avec des affaires superbes, il se vit dans l’impossibilité de tenir ses engagements. C’était la liquidation judiciaire, la faillite…

      Marcel eut un haut-le-corps:

      – Et vous ne me l’avez pas dit?

      – À toi!

      – Je possède une centaine de mille francs. Votre fonds de réserve était tout trouvé. C’était bien simple.

      Les yeux de la prisonnière devinrent humides:

      – Tu trouves, mon bon Simplet; je ne suis pas de ton avis. J’ai défendu à Antonin de t’apprendre la situation. Il était inutile de t’entraîner dans notre ruine.

      – C’est mal…

      – Peut-être as-tu raison, après tout. Enfin, ce qui est fait est fait. Laisse-moi continuer.

      – Je t’écoute.

      – La veille de l’échéance, il nous manquait vingt mille francs. Notre papier allait être protesté. Après dîner, mon frère et moi étions assis dans le salon l’un en face de l’autre. À ce moment, notre petite bonne nous annonce que Mlle Doctrovée demande à nous parler.

      – Mlle Doctrovée, votre employée?

      – Précisément. Elle était chargée de la manutention.

      – Je me souviens. Une femme d’une quarantaine d’années, grande, brune de peau et de cheveux, maigre…

      – C’est cela même. Eh bien! cette femme entra, nous accabla de protestations, nous confia qu’un M. Canetègne, dont elle se disait l’amie, attendrait Antonin le lendemain et lui compterait la somme qui lui faisait défaut. À huit heures du matin, mon frère courait chez M. Canetègne, qui lui offrit l’argent promis, mais le pria en échange de signer un petit papier.

      – Un papier?

      – C’était un acte d’association reconnaissant au prêteur la moitié de l’avoir social.

      – Bigre!…

      La prisonnière leva les yeux au ciel:

      – Attends pour te récrier. Parmi les clauses de l’acte se trouvaient celles-ci: chacun des associés touchera mensuellement mille francs; chaque année, il sera procédé à un inventaire, et en cas de perte constatée, l’un des associés aura droit de demander la liquidation de la société.

      Le visage de la jeune fille se contracta; elle poursuivit avec un léger tremblement dans la voix:

      – Les conditions étaient léonines, mais Canetègne, cet Avignonnais rusé, connaissait bien notre situation. À toutes les objections d’Antonin il se borna à répondre: C’est ma manière de traiter l’affaire. Je ne vous force pas. Vous préférez la faillite, à votre aise! Et mon pauvre frère signa.

      – Ah! grommela le sous-officier avec colère. Tout cela plutôt que de s’adresser à moi.

      Puis se radoucissant soudain:

      – Petite sœur, tu es trop malheureuse pour que je te gronde; continue.

      – C’était notre ruine qu’il venait de signer. À la fin de la première année: inventaire. Lui trouve dix-huit mille francs de gain; Canetègne, six mille francs de perte.

      – Comment cela?

      – Tu vas l’apprendre. Cet homme d’affaires retors demande la liquidation. Son compte est jugé exact par le tribunal.

      – Ton frère s’était trompé!

      – Non, mais il n’avait pas considéré les appointements des patrons, soit vingt-quatre mille francs, comme des dépenses.

      – Je conçois, M. Canetègne les faisant figurer au compte « frais généraux », l’écart de six mille francs…

      – Bref, il fut décidé que la maison serait vendue chez un notaire. Sa mise à prix était de cent mille francs… Elle devait être adjugée sur une seule enchère.

      Et interrompant le jeune homme qui ouvrait la bouche:

      – Tu vas me dire que là encore nous avons été coupables de ne pas faire appel à ton amitié. C’est vrai, je le reconnais; mais épargne-nous, nous sommes tellement à plaindre!

      Pour toute réponse Marcel porta à ses lèvres la main de la captive.

      – Oh! Antonin se démena. Deux ou trois amis s’étaient intéressés dans ses affaires. Il alla les voir, leur proposer de lui avancer l’argent nécessaire au rachat de la maison. Par l’acte d’association il représentait 50 p. 100 de la valeur de l’entreprise; donc, en payant cinquante mille francs à son associé, plus les frais de vente, il se retrouvait seul propriétaire… Mais une surprise l’attendait. Exagérant la déconfiture, M. Canetègne avait racheté à vil prix les créances. Une explication s’ensuivit. Dès les premiers mots l’Avignonnais éclata de rire: Mon ami, dit-il, vous êtes nul en affaires. Je vous sauve malgré vous. Aujourd’hui je représente 80 pour 100 de l’opération, et vous seulement 20. Par conséquent, si vous vouliez me disputer l’entreprise, vous auriez à payer quatre-vingts francs, alors que je n’en débourserais que vingt. Or, j’ai trouvé un commanditaire qui m’autorise à prendre la maison à deux cent mille francs. Voulez-vous en verser huit cent mille? Eh bien! je vous fais une offre sérieuse. Laissez-moi maître de la situation. Avec une enchère de dix mille francs j’enlève la vente. Je vous remets intégralement la mise à prix: vingt-deux mille francs comptant, et un chèque de soixante-dix-huit mille francs payable dans dix-huit mois. Vous y gagnez, mon commanditaire aussi. Tout le monde est content. Et comme Antonin le considérait avec stupeur, il ajouta: Avec l’argent touché, vous vous embarquez, vous parcourez les colonies françaises, et me revenez avec des documents, des relations qui décuplent notre chiffre. Je vous alloue 10 pour 100 sur les affaires, et en quelques années je refais votre fortune.

      – Tiens, tiens, fit le sous-officier; c’est presque gentil, cela.

      Yvonne fronça le sourcil.

      – Il mentait comme toujours. Il exploitait l’humeur aventureuse des Ribor, dont Antonin a hérité. Le pauvre accepta. En son absence Canetègne me gardait comme caissière, aux appointements de deux mille francs. Tout se passa comme il l’avait décidé. Antonin quitta la France en me laissant le chèque de 78,000 francs. Mais poussé par une défiance trop justifiée, hélas! il photographia ce papier, sans savoir à quoi pourrait servir


Скачать книгу