Le sergent Simplet. Paul d'Ivoi

Le sergent Simplet - Paul  d'Ivoi


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j’ai subi toutes les tortures. Antonin m’écrivit pendant six mois. Il visita l’Algérie, la Tunisie. Il gagna le Sénégal. De Saint-Louis une dernière lettre me parvint. Le cher voyageur m’annonçait son intention de remonter au nord du fleuve. Et puis, plus rien. J’ai écrit là-bas. Pas de réponse. Pour comble d’infortune, tandis que je me désespérais, hantée par l’atroce pensée que mon frère était mort, M. Canetègne manifesta l’intention de m’épouser.

      – Lui!

      – Oui lui, répéta la prisonnière. Durant des mois, j’ai subi ses sollicitations… J’étais seule, sans fortune, n’ayant pour vivre que mes appointements. Je n’osais pas abandonner mon emploi. J’avais peur de mon isolement dans la ville populeuse.

      – Comme tu crois peu à mon affection, tu ne m’as pas appelé.

      – Pardon, je croyais être bientôt délivrée. L’échéance du chèque approchait. Quand je l’aurai touché, pensais-je, je quitterai la maison Canetègne; je serai libre. Folle! L’échéance atteinte, je présente l’effet, et je déclare à cet homme que je ne continue plus à faire partie de son personnel. Il tente de me retenir. Il a des paroles mielleuses; mais il ne peut plus me tromper. Avec ma fortune, je rentre chez moi. C’est fini, je suis affranchie.

      Elle parlait avec exaltation, dans une sorte d’ivresse. Et devant elle, Marcel joignait les mains, comprenant sa longue peine.

      – Soudain, reprit Yvonne avec amertume, un abîme s’ouvre sous mes pieds. Des agents de police envahissent ma demeure. Ils font main-basse sur l’argent. Ils m’accusent d’avoir volé cette somme.

      – Eh bien, il était facile de prouver…

      – Ah! je l’ai cru, Simplet. J’ai dit la vérité. Alors ils m’ont traînée chez M. Canetègne. Horreur! c’est lui qui a porté plainte. Il nie l’existence du chèque, et sur mes livres il montre des surcharges, des ratures, que je n’ai jamais faites, je te le jure…

      – Je te crois, petite sœur.

      Yvonne se blottit contre lui et avec une reconnaissance infinie:

      – Tu me crois, toi. Tu devines qu’une honnête fille ne devient pas voleuse, qu’elle ne falsifie pas ses livres pour piller la caisse qui lui est confiée. Eux, cela ne les étonne pas. Tout crime leur paraît naturel. Canetègne affirme que je suis coupable. Sa parole fait foi. J’en appelle à Mlle Doctrovée. Elle déclare tout ignorer. Tu voulais me sauver; tu vois bien que c’est impossible!

      Depuis une minute Marcel semblait avoir oublié où il se trouvait. La figure immobile, les yeux perdus dans le vague, une ride profonde coupant le front entre les sourcils, il était absorbé par une pensée. Mais aux derniers mots de la jeune fille il sortit de sa préoccupation.

      – Le premier moyen m’a l’air de ne rien valoir, fit-il lentement, nous emploierons le second.

      Et comme elle le regardait avidement, les lèvres ouvertes pour l’interrogation:

      – C’est bien simple, reprit-il, tu ne démontreras pas ton honnêteté. La trame est trop bien ourdie. Donc tu t’évaderas, et à nous deux nous rejoindrons ton frère.

      – Mais personne ne sait où il est!

      – Nous le trouverons… D’ailleurs il n’y a pas autre chose à faire. Il a la preuve. Il nous la faut, car tu ne peux vivre déshonorée.

      Le gardien entrait pour avertir le sous-officier que sa visite avait assez duré. Tendrement Marcel embrassa sa sœur de lait et lui murmura à l’oreille:

      – À bientôt!

      Puis il sortit après un geste brusque dont, ni la prisonnière, ni le geôlier, ne comprirent le sens. Il se jurait d’arracher Yvonne à l’injuste justice.

      III. UNE IDÉE DE SIMPLET

      Mlle Doctrovée, dont il vient d’être question, mérite les honneurs du portrait. Elle avait « coiffé sainte Catherine » depuis quelques années, avouait-elle. Or, chacun sait que ladite Catherine est une fée fantasque qui tantôt fait de la vieille fille un être dévoué, tantôt tout le contraire. La vérité nous oblige à confesser que Doctrovée appartenait à la seconde catégorie.

      Maigre, sèche, revêche, elle affectait, selon l’expression d’un professeur de mathématiques de la ville, la forme d’un polyèdre irrégulier dont les angles masquaient les faces.

      Sa caractéristique était un nez long, à l’extrémité perpétuellement écarlate. Oh! ce nez! Il avait récréé la ville entière! Sitôt qu’elle se mouchait dans un magasin, un salon, un lieu public, il se trouvait un mauvais plaisant pour s’écrier:

      – Personne n’a vu le maréchal Ney?

      Ce à quoi la foule répondait en chœur:

      – Pardon! il fait des armes avec Pif de la Mirandole.

      On juge du fiel amassé chez Mlle Doctrovée, et l’on comprend facilement qu’elle se fût mise à haïr Yvonne Ribor, qui non seulement avait la gentillesse, l’amabilité, la grâce refusées à son employée, mais qui de plus était la patronne.

      Pour Doctrovée elle synthétisa l’univers, devint responsable de toutes ses mésaventures. De là à lui nuire, il n’y avait qu’un pas. Il fut fait.

      L’employée connaissait un M. Canetègne, son cousin à la mode de la forêt de Bondy. Cet homme d’affaires au regard bleu-faïence, aux cheveux blonds, rares au sommet de la tête, souriant, insinuant, bedonnant, orné d’un grasseyant accent venaissin, mais dépourvu de scrupules, jugea à demi-mot l’alliée que la fortune lui amenait.

      Renseigné par elle, il se substitua facilement à Antonin Ribor et l’éloigna sous le prétexte de lui faire visiter les colonies.

      Yvonne restait seule à Lyon. M. Canetègne réfléchit qu’elle serait une agréable compagne, et que de plus, en l’épousant, il ferait rentrer dans sa caisse le chèque de soixante-dix-huit mille francs consenti à son ex-associé. La résistance de la jeune fille le surprit. Excité par Doctrovée, il considéra son refus de lui accorder sa main comme une injure grave. Il s’énerva, enragea, voulut la séquestrer moralement. À cet effet, il écrivit au directeur des Postes du département du Rhône une lettre par laquelle sa caissière était censée demander que ses correspondances lui fussent adressées au domicile particulier du négociant, 6, rue Perrache.

      Voilà pourquoi Yvonne n’avait plus reçu de nouvelles de son frère. M. Canetègne interceptait les lettres. Il apprit ainsi qu’Antonin, capturé par les Touareg, au nord de la boucle du Niger, pouvait recouvrer la liberté en payant rançon. Il se garda, bien entendu, d’en parler à qui que ce soit.

      Mais Yvonne ne se montrait pas plus clémente à son égard. L’échéance du chèque arriva. Alors voyant du même coup son argent et ses projets matrimoniaux compromis, il eut recours à l’odieux stratagème dont Yvonne avait été victime.

      Le chèque détruit, les livres grossièrement falsifiés, l’innocente fut jetée en prison.

      Or le sergent Simplet, après avoir quitté sa sœur de lait, se tint le raisonnement que voici:

      – Il faut délivrer Yvonne, puis retrouver Antonin. Nous avons un atout dans notre jeu. M. Canetègne songeait à donner son nom à la pauvre petite. Le mariage perdit Troie, il peut bien perdre aussi un simple enfant d’Avignon.

      Sur cette réflexion il retourna à Grenoble, se fit faire par son notaire une forte avance sur ses propriétés dont, on s’en souvient, il voulait se débarrasser, et de retour à Lyon il se rendit, 6 rue Perrache, au domicile du négociant. Claude l’accompagnait.

      En quelques mots il conta à l’Avignonnais l’histoire du chèque photographié, l’inquiéta juste assez pour le rendre maniable, puis conclut en déclarant qu’il ne croyait pas à cette imagination.

      – Personne du reste, dit-il avec le plus grand sérieux, n’admettra qu’un commerçant


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