La Pensée de l'Humanité. Tolstoy Leo
de toute ton âme et de toute la pensée. C'est là le premier et le grand commandement. Et voici le second qui lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
C'est pourquoi, d'après la doctrine chrétienne, tout ce qui est en désaccord avec ces deux commandements, est péché.
Les hommes ne sont pas punis à cause de leurs péchés, mais par les péchés mêmes. C'est là le plus pénible et le plus sûr des châtiments.
Il arrive qu'un imposteur ou un méchant vit et meurt dans l'opulence et les honneurs; mais ceci ne signifie nullement qu'il a échappé au châtiment dû pour ses péchés. Et le châtiment ne se produira pas quelque part où personne n'a jamais été et n'ira jamais, mais ici même. Cet homme est déjà puni par ce fait que chaque nouveau péché l'éloigné de plus en plus du vrai bonheur, de l'amour, et qu'il devient de moins en moins heureux. De même qu'un ivrogne, qu'il soit puni par les hommes ou non, l'est déjà à coup sûr, parce que, indépendamment de son mal de tête immédiat dû à l'ivresse, il est puni par les souffrances qui le tenaillent à mesure qu'il s'adonne à l'ivrognerie.
Si l'on s'imagine que l'on peut se débarrasser de ses péchés dans cette vie, on se trompe grossièrement. L'homme peut avoir plus ou moins de péchés, mais il ne saurait être impeccable. Il ne le saurait, parce que toute notre vie se passe dans l'effort de nous libérer de nos péchés et c'est là seulement qu'est le vrai bonheur.
Le but de l'homme dans cette vie est d'accomplir la volonté de Dieu. Celle-ci commande à l'homme de développer et de manifester l'amour qui est en lui. Que peut faire l'homme pour manifester cet amour? Supprimer tout ce qui l'entrave. Qu'est-ce qui l'entrave? Les péchés.
De sorte que pour accomplir la volonté divine, l'homme n'a qu'une chose à faire: se libérer de ses péchés.
Pécher est l'œuvre humaine; justifier les péchés est œuvre diabolique.
Tant que l'homme est sans raison, il vit comme une bête et il n'est pas responsable de la suite de ses actes, bons ou mauvais. Mais le moment arrive où il devient capable de réflexion et peut distinguer entre ce qu'il doit et ce qu'il ne doit pas faire. Or, au lieu de comprendre que la raison lui est donnée pour discerner le bien et le mal, il l'emploie souvent à justifier le mal qui lui est agréable et auquel il est habitué.
C'est ce qui engendre les tentations et les superstitions dont le monde souffre le plus.
C'est mal quand l'homme se croit sans péchés et n'a pas besoin de faire d'efforts sur lui-même. Mais c'est tout aussi mal quand l'homme s'imagine être né dans les péchés, être condamné à mourir comblé de péchés et qu'il ne servirait à rien de faire des efforts pour s'en débarrasser. Les deux erreurs sont également funestes.
C'est mal quand l'homme qui vit parmi les pécheurs ne voit ni ses propres péchés, ni ceux des autres; mais c'est plus mal encore quand l'homme voit les péchés des autres et ne remarque pas les siens.
Dans chaque existence, il arrive un moment où le corps vieillit, s'affaiblit, devient de moins en moins exigeant, tandis que le «moi» spirituel grandit de plus en plus. Alors, ceux qui sont habitués à satisfaire leurs désirs corporels imaginent, afin de ne pas renoncer à leurs habitudes, des séductions et des superstitions qui leur permettent de vivre en pécheurs. Mais ils ont beau faire de garantir leur corps contre le «moi» spirituel, ce «moi» vainc toujours, ne serait-ce que dans les derniers moments de la vie.
D'abord, le péché est un étranger dans notre âme; puis, il en est l'hôte; et lorsque nous nous habituons à lui, il y devient comme le maître de la maison.
Celui qui commet un péché pour la première fois ressent toujours sa faute; celui qui pèche à plusieurs reprises, – surtout lorsque les gens qui l'entourent commettent le même péché, – tombe dans la tentation et ne sent plus son péché.
Lorsqu'un homme a commis un péché et s'en rend compte, il a deux issues: l'une de reconnaître sa faute, et de s'efforcer à ne plus recommencer; l'autre est de chercher à savoir ce que les gens pensent du péché qu'il a commis, et si ces gens ne le blâment pas, de continuer à pécher.
«Tous le font, pourquoi donc ne ferai-je pas comme tout le monde?» Lorsque l'homme s'engage sur cette pente, il ne s'aperçoit plus qu'il s'éloigne chaque jour davantage de la bonne voie.
«Les tentations doivent exister sur la terre», a dit le Christ. Je crois que le sens de cette sentence est que la connaissance de la vérité ne suffit pas pour détourner les hommes du mal et pour les attirer vers le bien.
Pour que la plupart des hommes puisse connaître la vérité, il est indispensable d'être amené, par les péchés, les tentations et les superstitions, au dernier degré de l'erreur et à la souffrance qui s'ensuit.
Les péchés viennent du corps; les tentations, de l'opinion publique; les superstitions, du manque dé confiance en son propre jugement.
L'homme se réjouit lorsque son corps sort de la captivité, de la prison. Comment donc ne serait-il pas heureux lorsqu'il se débarrasse des péchés, des tentations et des superstitions qui tenaient son âme en captivité?
Admettons que les hommes ne sachent vivre que de la vie bestiale, qu'ils ne luttent pas contre leurs passions – quelle vie horrible ce serait, quelle haine il y aurait entre tous les hommes, quelle débauche, quelle cruauté! C'est parce que les hommes connaissent leurs faiblesses et leurs passions et luttent contre elles, qu'ils peuvent vivre ensemble.
La vie de l'homme, qu'il le veuille ou non, tend à le débarrasser de plus en plus de ses péchés. Celui qui le comprend, y contribue de ses efforts, et la vie d'un tel homme est facile, parce qu'elle est en accord avec ce qui se produit en lui.
Les enfants ne sont pas encore habitués aux péchés et tout péché leur répugne. Les adultes sont déjà tombés dans la tentation et ils pèchent sans s'en rendre compte.
Deux femmes vinrent trouver un vieillard pour lui demander conseil. L'une se considérait comme une grande pécheresse. Etant jeune encore, elle avait trompé son mari et vivait dans un tourment continuel. L'autre, ayant toujours vécu selon les bonnes règles, ne se reprochait aucune faute marquante et était satisfaite d'elle-même.
Le vieillard interrogea les deux femmes sur leur vie. L'une, tout en larmes lui avoua son grand péché. Elle le trouvait si grand qu'elle ne croyait pas mériter le pardon; l'autre déclara qu'elle ne reconnaissait aucun péché particulier. Le vieillard dit à la première:
– Va derrière le clos et trouve-moi une grande pierre, la plus grande que lu pourras soulever, et apporte-la.
– Et toi, dit-il à celle qui ne se connaissait pas de grands péchés, apporte-moi aussi des pierres, autant que tu pourras en porter, mais des petites.
Les femmes exécutèrent l'ordre du vieillard. L'une apporta un grand bloc, l'autre, tout un sac de cailloux.
Le vieillard examina les pierres et dit:
– Voici ce que vous allez faire maintenant: rapportez les pierres là où vous les avez prises, et lorsque vous l'aurez fait, revenez me trouver.
Les femmes s'en furent exécuter l'ordre du vieillard. La première trouva facilement l'endroit où elle avait pris la pierre et la remit à sa place. La seconde, n'arrivant pas à se rappeler les places où se trouvaient chacune de ses pierres, revint avec son sac vers le vieillard, sans avoir exécuté son ordre.
– Il en est de même pour les péchés, dit le vieillard. Tu as pu remettre, sans difficulté, une grande et lourde pierre à son ancienne place, parce que tu te souvenais où tu l'avais