La Pensée de l'Humanité. Tolstoy Leo
nous sépare les uns des autres comme par un mur infranchissable, l'autre détruit ce mur, et nous ne faisons qu'un. La première nous apprend à reconnaître que tous les autres êtres ne sont pas «moi», la seconde nous enseigne que tous les êtres sont le même «moi» que celui que je sens en moi-même.
Plus l'homme vit pour son âme, plus il sent son unité avec tous les êtres vivants. Vis pour ton corps, et tu seras seul parmi des étrangers; vis pour ton âme, et tous te seront parents.
Un fleuve ne ressemble pas à un étang, un étang à un tonneau et un tonneau à un seau d'eau. Mais dans un étang, dans un fleuve, dans un tonneau et dans un seau il y a la même eau. De même, tous les gens sont différents, mais l'esprit qui vit en eux tous est le même.
L'homme ne comprend sa vie que lorsqu'il se voit dans chacun de ses semblables.
L'essentiel dans la doctrine du Christ c'est qu'il considérait tous les hommes comme frères. Dans chaque homme, il voyait un frère et, pour cette raison, aimait chacun, quel qu'il soit et qui que ce soit. Il ne s'occupait pas de son extérieur, mais de l'intérieur. Il ne voyait pas le corps, mais, à travers les beaux habits du riche et les haillons du misérable, il voyait l'âme immortelle. Dans l'homme le plus dépravé, il apercevait ce qui pouvait transformer l'être le plus déchu en l'homme sublime, aussi grand et aussi saint qu'il l'était lui-même.
Lorsque l'homme ne voit pas dans chacun le même esprit qui l'unit à tous les hommes, il vit comme dans un rêve. Celui qui voit Dieu et lui-même dans chacun, vit réellement.
Nous sentons dans notre for intérieur que ce par quoi nous vivons, ce que nous appelons notre vrai «moi», est le même non seulement dans chaque homme, mais aussi dans un chien, un cheval, une souris, une poule, un moineau, une abeille, et même dans une plante.
Quand on prétend que les animaux nous sont absolument étrangers, on peut en dire autant des sauvages, des noirs et des jaunes. Et si l'on estime que ces hommes nous sont étrangers, ils ont absolument le même droit de considérer les blancs comme des étrangers. Quel est donc notre prochain? II ne peut y avoir qu'une seule réponse à cette question: ne demande pas qui est ton prochain, mais agis envers tout ce qui vit comme tu voudrais que l'on agisse envers toi-même.
Tout ce qui vit, craint les souffrances; tout ce qui vit, craint la mort. Reconnais-toi non seulement dans un homme, mais aussi dans chaque être vivant; ne tue pas et ne cause pas de souffrance ni de mort. Tout ce qui vit veut la même chose que toi; reconnais-toi donc dans chaque être vivant.
L'homme n'est pas supérieur aux bêtes parce qu'il les fait souffrir, mais parce qu'il est capable de les plaindre. Et il a pitié des bêtes, car il sent vivre en elles ce qui vit également en lui.
La pitié pour tout ce qui vit, est plus nécessaire que tout le reste pour pouvoir avancer vers la vertu. Un homme bon ne peut manquer de pitié. Si un homme est injuste et méchant, il est sûrement impitoyable. Sans pitié pour tout ce qui vit, il ne peut y avoir de vertu.
On peut se déshabituer de la pitié envers les bêtes. Cela se remarque tout particulièrement à la chasse. Les hommes bons qui y prennent goût, tourmentent et tuent les bêtes sans remarquer la cruauté qu'ils commettent.
Le commandement: «Tu ne tueras point» ne se rapporte pas à l'homme seul, mais à tout ce qui vit. Ce commandement avait été gravé dans le cœur de l'homme avant d'être inscrit sur la table.
Les hommes considèrent qu'il n'y a pas de mal à se nourrir de la chair animale, parce qu'on les a persuadés que Dieu l'avait permis. C'est faux. On a beau assurer qu'il n'y a pas de péché de tuer et démanger les animaux, il est gravé dans le cœur de l'homme, mieux que dans tous les livres, qu'il faut avoir pitié des animaux et qu'on ne doit pas les tuer, au même titre que les hommes. Nous le savons tous, si nous n'étouffons pas la voix de la conscience.
Si seulement tous ceux qui mangent les animaux, les tuaient eux-mêmes, un grand nombre parmi eux auraient renoncé à la viande.
Nous sommes étonnés de voir qu'il y ait eu et qu'il y a encore des hommes qui tuent leurs semblables pour les manger. Mais le temps viendra où nos petits enfants s'étonneront que leurs grands pères aient tué, tous les jours, des millions d'animaux pour les manger, alors qu'on peut avoir une nourriture saine et substantielle en se servant des fruits de la terre.
On peut se déshabituer de toute pitié, même envers les hommes, et on peut s'habituer à avoir pitié même d'un insecte.
Plus l'homme est pitoyable, mieux cela vaut pour son âme.
«Comment s'abstenir de tuer la mouche ou la puce? Chacun de nos mouvements supprime malgré nous la vie des êtres que nous ne voyons pas,» dit-on généralement pour justifier la cruauté humaine envers les animaux. Ceux qui parlent ainsi oublient qu'il n'est pas donné à l'homme d'arriver à la perfection en toutes choses. La tâche de l'homme est de se rapprocher de la perfection. Il en est de même lorsqu'il s'agit de la compassion envers les bêtes. Nous ne pouvons pas vivre sans faire mourir d'autres êtres, mais nous pouvons avoir pour eux plus ou moins de compassion. Et plus nous en aurons, mieux cela vaudra pour notre âme.
Pourquoi sommes-nous tout joyeux quand nous avons accompli une bonne action? Parce que chaque bonne action nous confirme que notre vrai «moi » ne se borne pas à notre personne seule, mais qu'il existe en tout ce qui vit.
Lorsqu'on vit pour soi-même, on ne vit que d'une parcelle de son vrai «moi». Lorsqu'on vit pour les autres, on sent son «moi» s'étendre.
Si tu vis pour toi seul, tu te sens entouré d'ennemis, tu sens le bonheur de chacun entraver le tien. Vis pour les autres, et tu te sentiras entouré d'amis et le bonheur de chacun deviendra ton bonheur à toi.
L'homme ne trouve le bonheur qu'en servant son prochain. Et il l'y trouve parce qu'en rendant service à ses prochains, il communie avec l'Esprit Divin qui vit en eux.
Toute bonne action véritable, celle que l'homme accomplit avec désintéressement et en ne pensant qu'au malheur d'autrui, serait un fait étonnant et inconcevable, s'il n'était pas aussi naturel et familier à l'homme.
En effet, pourquoi se priver de quelque chose, s'inquiéter, se déranger pour un étranger, un homme comme il y en a tant sur la terre? On ne peut pas expliquer cela autrement que par le fait que la personne qui fait du bien, sait que celui pour qui elle le fait n'est pas un être isolé de tous, mais le même être qu'elle, mais sous un autre aspect.
Lorsqu'on vit de la vie spirituelle, on éprouve des souffrances morales chaque fois qu'on se sépare des hommes. Pourquoi cette souffrance? Parce que, de même que la souffrance physique démontre le danger qui menace la vie corporelle, la souffrance morale démontre le danger qui menace la vie spirituelle de l'homme.
Un sage hindou disait: «En toi, en moi, en tous les êtres vivants vit un seul et même esprit vital; et voici que tu te fâches contre moi, tu ne m'aimes pas. Souviens-toi que toi et moi, nous sommes un. Qui que tu sois, toi et moi, nous ne faisons qu'un.»
Bien qu'un homme soit méchant, injuste, bête et désagréable, souviens-toi qu'en ne le respectant plus, tu romps non seulement tout lien avec lui seul, mais avec tout le monde spirituel.
Pour qu'il te soit facile de vivre avec chaque homme, pense à ce qui t'unit à lui et non pas à ce qui te sépare de lui.