L'enfance et l'adolescence. Tolstoy Leo

L'enfance et l'adolescence - Tolstoy Leo


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à ses peines, et je souffrais de voir que papa et mon précepteur, que j'aimais également, ne s'entendissent point.

      Quand il se tut, je me remis au coin où il m'avait laissé en pénitence, je m'assis sur mes talons et me pris à songer au moyen de faire la paix entre mon père et Karl Ivanovitch.

      Mon maître revint peu après, il m'ordonna de préparer mon cahier pour la dictée. Quand tout fut prêt, il se laissa choir majestueusement dans son fauteuil, et, d'une voix qui semblait sortir de profondeurs incommensurables, dicta solennellement: «De tous les vices le plus cruel est l'ingratitude.»

      «Avez-vous écrit?»

      Il se tut, huma lentement une prise de tabac et répéta avec plus d'emphase: «Le plus cruel est l'ingratitude.»

      Ayant inscrit le dernier mot, je regardai mon précepteur.

      «Punctum!» cria-t-il avec un sourire involontaire, et il fit signe de lui passer les cahiers.

      Il relut cette maxime, qui exprimait sa pensée secrète, plusieurs fois, avec des intonations diverses et l'air de la plus profonde satisfaction.

      Puis il commença la leçon d'histoire et vint s'asseoir près de la fenêtre. Son visage n'était plus aussi sombre qu'auparavant; il reflétait le sentiment d'un homme qui s'est vengé avec dignité de l'outrage qu'on lui a fait.

      Il était déjà une heure moins un quart, mais Karl Ivanovitch n'avait point l'air disposé à nous rendre notre liberté; au contraire, il inventait à tout instant quelque nouveau sujet de leçon.

      L'ennui et l'appétit augmentaient pour nous dans la même proportion. Je suivais avec impatience tous les signes précurseurs du dîner, la fille de chambre qui passait avec le torchon pour essuyer les assiettes, le bruit de la vaisselle qu'on sortait du buffet. Je me disais: «Voilà qu'on allonge la table… on place les chaises, Mimi entre avec sa fille Katienka et ma sœur Lioubotchka; elles reviennent du jardin … mais je ne vois pas Foka!..»

      Le valet de chambre Foka venait toujours nous annoncer que la table était servie; c'était le signal que nous attendions pour jeter les livres de côté et, sans prêter plus d'attention à Karl Ivanovitch, courir à la salle à manger.

      Voici des pas qui crient sur l'escalier, mais ce n'est pas Foka; je connais le craquement de ses bottes et sa démarche…

      La porte s'ouvrit, et un homme entra.

      Le nouveau venu était âgé d'une cinquantaine d'années, le visage blême, allongé, et grêlé de la petite vérole. Il avait de longs cheveux blancs et une petite barbiche roussâtre aux poils rares.

      Sa taille était si haute, qu'il dut se courber en deux pour pouvoir passer sous la porte de la salle d'étude. Il portait des lambeaux de vêtements, les restes d'un cafetan ou d'une soutanelle; il tenait à la main un gros gourdin noué.

      Dès qu'il eut pénétré dans la salle, il se mit, avec son bâton, à frapper de grands coups sur le plancher, de toutes ses forces, et, relevant en arc ses sourcils, il ouvrit la bouche démesurément et ricana d'un air terrible qui n'était pas naturel.

      Cet homme était borgne, et la pupille blanche de son œil dansait toujours et rendait son visage disgracié encore plus repoussant.

      «Ah! vous voilà pris!..» cria-t-il en courant à petits pas vers Volodia; il lui saisit la tête et se mit à examiner attentivement son crâne. Puis, avec le même sérieux il s'éloigna de lui, s'approcha de la table, se mit à souffler sous la toile cirée et à la couvrir de grands signes de croix … «O! O! O! ils vont s'envoler ces chers … je les regrette … O! O! O!» dit-il d'une voix que ses larmes faisaient trembler; il regarda mon frère avec attendrissement, puis essuya les grosses gouttes qui tombaient de ses yeux…

      Sa voix était rude et enrouée, ses mouvements précipités et saccadés, ses paroles incohérentes; il ne faisait pas usage des pronoms, mais ses intonations étaient touchantes, et son visage, jaune et défiguré, prenait par instant une expression si douloureuse et si sincère, qu'on se sentait pénétré d'un sentiment mêlé de compassion, de crainte et de tristesse.

      Tel était Gricha l'insensé, le pèlerin bien connu dans la contrée.

      D'où était-il sorti? Qui étaient ses parents? Qu'est-ce qui l'avait contraint de choisir cette vie errante? Tout le monde l'ignorait. Je sais seulement que, dès sa quinzième année, il passait déjà pour un fou, un vagabond allant nu-pieds, l'hiver comme l'été, heurtant à la porte des couvents, et donnant à ceux qui lui plaisaient de petites images, en proférant des paroles sans suite que plusieurs prenaient pour des prophéties. Personne ne l'a vu dans son bon sens; les uns croient qu'il est le fils déshérité de parents aisés; d'autres assurent, au contraire, qu'il n'est qu'un paysan qui ne veut pas travailler.

      Enfin le ponctuel Foka, si ardemment souhaité, vint nous appeler, et nous nous élançâmes hors de la salle d'étude. Gricha nous suivit en sanglotant; il prononçait des paroles inintelligibles et frappait les marches de son bâton.

      Dans le salon, papa et maman se promenaient bras dessus, bras dessous, en s'entretenant à voix basse.

      L'institutrice de ma sœur, Mimi, était assise dans un fauteuil posé de façon à former un angle droit avec le divan. D'une voix sévère mais contenue elle donnait des instructions, aux deux fillettes debout près d'elle. Lorsque Karl Ivanovitch entra, elle le toisa de nouveau, se détourna, et l'expression de son visage disait: «Je ne veux pas prendre garde à vous, Karl Ivanovitch.»

      Je vis dans les yeux des petites filles qu'elles avaient quelque chose de très important à nous communiquer; mais nous aborder en ce moment eût été contraire à l'étiquette imposée par Mimi. Nous devions nous approcher d'elle premièrement, dire: «Bonjour, Mimi,» faire une révérence, et, après cette cérémonie, il nous était permis de causer entre nous.

      Quelle personne insupportable que cette Mimi! On ne pouvait parler en sa présence de quoi que ce fût, elle trouvait tout ce qu'on disait inconvenant. Elle ne pouvait jamais nous laisser en paix; si je trouvais un plat de mon goût, elle me criait aussitôt: «Mais mangez donc du pain!» – ou: «Est-ce ainsi qu'on tient sa fourchette?»

      Et qui lui permettait de s'occuper de nous? Ce n'était pas son affaire, elle n'avait qu'à surveiller ses fillettes, nous avions notre maître. Ah! comme je partageais les sentiments de Karl Ivanovitch à l'égard de certaines personnes!

      «Demande à ta maman qu'on nous prenne à la chasse, me dit Katienka en cachette, en m'arrêtant par mon veston lorsque les grandes personnes passèrent dans la salle à manger.

      – Bien, nous essaierons.»

      Gricha dina ce jour-là dans la même pièce que nous, mais à une table à part; il ne levait pas les yeux de sur son assiette; parfois il soupirait en faisant des grimaces affreuses et se parlant à lui-même: «Cela fait pitié… envolée!.. Oh! une pierre sur sa tombe…»

      Maman était agitée ce matin-là; il était facile de voir que la présence, les gestes et les sentences du fou ajoutaient à son malaise.

      «J'ai oublié de te demander quelque chose, dit-elle à papa, qui lui tendait une assiette de potage.

      – Qu'est-ce que c'est?

      – Dis, je t'en prie, qu'on enferme tes terribles chiens, ils ont failli dévorer ce malheureux Gricha, quand il a traversé la cour… Un jour ils sauteront sur les enfants…»

      Gricha, ayant entendu prononcer son nom, se tourna vers nous, montra les pans déchirés de son habit, et, tout en faisant jouer ses mâchoires, il dit:

      «Voulait … me dévorer… Dieu n'a pas permis … un grand péché … pas punir homme … Dieu pardonnera…

      – Qu'est-ce qu'il marmotte? demanda mon père avec un regard sévère; je n'y comprends rien.

      – Moi, je comprends, reprit maman; il m'a raconté qu'un de tes chasseurs a lancé les chiens sur lui, et il te prie de ne pas le punir.

      – Ah! c'est ce qu'il veut dire!.. Mais qui lui fait croire que j'aurais envie


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