L'enfance et l'adolescence. Tolstoy Leo
et il est capable de tout…»
Je m'assoupis de nouveau.
Il ne survint pas de malheur. Une heure plus tard le même craquement de bottes me réveilla. Karl Ivanovitch sortit du cabinet de papa; je vis qu'il passait un mouchoir sur ses joues et s'essuyait les yeux; il marmotta quelques paroles dans sa barbe et remonta dans sa chambre.
Tout de suite après son départ, papa entra dans le salon.
«Sais-tu ce que je viens de décider, dit-il d'un ton joyeux, en posant sa main sur l'épaule de maman…
– Qu'est-ce que c'est, mon ami?
– Je prends Karl Ivanovitch avec les enfants. Il y a une place pour lui dans la britchka. Les enfants sont habitués à lui, et il me semble qu'il leur est véritablement attaché. Après tout 700 roubles ne sont pas une affaire … et puis, au fond, c'est un très bon diable.»
Je ne compris pas du tout pourquoi papa appelait Karl Ivanovitch «un diable».
«J'en suis très contente! s'écria maman, pour les enfants et pour lui, car c'est un excellent vieillard.
– Si tu avais vu comme il a été touché quand je lui ai dit de considérer les cinq cents roubles comme un cadeau! Mais le plus amusant, c'est le compte qu'il m'a présenté. Il mérite d'être examiné, ajouta-t-il avec un sourire, en donnant à maman la note écrite de la main de Karl Ivanovitch; ça vaut son pesant d'or.»
Voici la teneur de ce compte:
«Acheté pour les enfants deux lignes pour la pêche, du papier de couleur, une bordure d'or, de la colle d'amidon, pour faire une boîte donnée en cadeau aux enfants, – six roubles, cinquante-cinq copecks.
«Un pantalon donné à Nicolas, – quatre roubles.
«Monsieur m'a promis, à Moscou, une montre en or de cent quarante roubles.
«Karl Mauer a donc à recevoir, outre ses gages, cent cinquante-neuf roubles et soixante-dix-neuf copecks.»
En lisant ce compte où Karl Ivanovitch réclame l'argent qu'il a déboursé en cadeaux, et même de l'argent en échange d'un présent qu'il n'a pas encore reçu, on pourrait le prendre pour un froid égoïste, rapace et cupide; mais on se tromperait.
Il était entré dans le cabinet de papa avec son compte à la main, et un discours, préparé à loisir, où il se proposait d'exposer avec éloquence tous ses griefs, et d'énumérer toutes les injustices dont il avait souffert dans notre maison. Mais, quand il commença son plaidoyer sur le même ton sentimental qu'il avait pris pour notre dictée, il fut victime de sa propre éloquence, et, arrêté au passage où il disait: «Bien que je souffre beaucoup à la pensée de me séparer des enfants…» il perdit le fil de son allocution, sa voix faiblit, et il se vit contraint de sortir son mouchoir à carreaux.
«Oui, Piotre Alexandrovitch, reprit-il à travers ses larmes (cette fois il improvisait), je suis tellement habitué aux enfants que je ne sais ce que je deviendrais sans eux… J'aimerais mieux vous servir sans gages,» ajouta-t-il, en essuyant ses larmes d'une main, et en présentant la note de l'autre.
Je peux affirmer que Karl Ivanovitch parlait sincèrement, car je connais son bon cœur; mais comment ses paroles peuvent-elles se concilier avec son compte, c'est, à l'heure qu'il est, un mystère pour moi.
«Si vous avez de la peine à nous quitter, j'en aurai encore plus à me séparer de vous, répondit mon père, en lui donnant une tape amicale sur l'épaule; j'ai changé d'idée, vous resterez auprès des enfants…»
Un peu avant le souper Gricha, l'insensé, vint de nouveau près de nous. Depuis qu'il était entré dans la maison, il n'avait pas cessé de soupirer et de pleurer, ce qui était un très mauvais signe, au dire de ceux qui croyaient à ses prophéties; cela présageait un malheur à notre maison. Il fit ses adieux ce soir-là, en disant que dès le lendemain il continuerait son pélerinage. Je fis signe à mon frère de me suivre, et je sortis.
«Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.
– Veux-tu voir les chaînes de Gricha? Montons; Gricha couche dans la chambre à côté de la décharge. Nous nous tiendrons dans la décharge et nous pourrons tout voir.
– Très bien … mais attends, je veux appeler Lioubotchka et Katienka.»
Les petites filles accoururent, et nous montâmes. Après nous être disputés pour savoir qui entrerait le premier dans la décharge, nous nous tapîmes dans un coin, pour attendre ce qui allait arriver.
Nous étions dans l'obscurité, et nous éprouvions un sentiment de malaise; serrés les uns contre les autres, nous restions sans mot dire. Tout de suite après nous, Gricha entra à pas lents. Il tenait d'une main son bâton et de l'autre une chandelle dans un bougeoir de cuivre. Nous retenions notre haleine.
«Seigneur Jésus-Christ!.. Sainte Mère!..» répétait le fou avec de fortes aspirations, et sur différents tons; il se servait d'abréviations qui ne sont familières qu'à ceux qui emploient fréquemment ces mots.
Après avoir, sans cesser de prier, posé son bâton dans un coin et examiné le lit, il se mit en devoir de se déshabiller. Il détacha sa vieille ceinture noire, puis se mit à enlever lentement son sarrau de nankin en lambeaux, le plia avec soin et le posa sur le dossier de la chaise. Son visage n'exprimait pas en ce moment, comme de coutume, l'agitation et l'hébétement; au contraire; il était calme, recueilli, et même majestueux. Ses mouvements étaient lents et réfléchis.
Quand il eut quitté tous ses habits, et qu'il ne lui resta sur le corps que son linge, il se laissa tomber sur le lit, fit le signe de la croix dans toutes les directions et rajusta sous sa chemise ses lourdes chaînes; l'expression assombrie de son visage trahit un effort pénible.
Après être resté un moment sur son séant et avoir examiné avec soin sa chemise déchirée en plusieurs places, il se leva et dit une prière, en soulevant le bougeoir à la hauteur d'une armoire vitrée renfermant les icônes. Il se signa devant les saints, puis il renversa la chandelle; elle s'éteignit avec un pétillement sonore.
Un rayon de la lune, presque à son plein, frappa sur les fenêtres qui regardaient la forêt. La longue silhouette blanche de l'insensé était éclairée d'un côté par les pâles rayons d'argent de la lune, et mise en relief, de l'autre côté, par son ombre noire qui s'allongeait et, se confondant avec l'ombre des châssis, couvrait le plancher, les murs et montait jusqu'au plafond. Dans la cour, le veilleur frappa sur la feuille de cuivre.
Gricha resta prosterné devant les images saintes, ses mains énormes croisées sur sa poitrine; il ne proférait pas une parole et poussait par intervalles de gros soupirs; puis il se laissa tomber à genoux avec difficulté, à cause des chaînes, et dit ses prières.
D'abord il répéta doucement des prières connues, accentuant seulement quelques paroles; ensuite il les dit plus fort et avec une grande véhémence. Puis les mots sortirent avec effort parce qu'il cherchait à s'exprimer en slave. Ses paroles étaient incohérentes, mais elles étaient touchantes. Il pria pour tous ses bienfaiteurs, il désignait ainsi tous ceux qui l'accueillaient bien; nous étions de ce nombre ainsi que maman. Il pria pour lui-même, demandant à Dieu de lui pardonner ses péchés et de pardonner à ses ennemis. Il gémissait, se levait en répétant les mêmes invocations, retombait à terre, se relevait, malgré le contact froid des chaînes sur ses membres nus, s'agenouillait de nouveau et les faisait résonner sur le plancher avec un son sec et aigu.
Volodia me pinça la jambe et me fit très mal, mais je n'y pris pas garde. Je frottai de la main la place endolorie, et je continuai à contempler Gricha, sans vouloir perdre un seul de ses gestes, saisi d'un mouvement de pitié et de vénération enfantines.
Au lieu du spectacle burlesque et amusant auquel je m'attendais, j'avais le frisson, et mon cœur était plein d'effroi.
Le fou se berça longtemps dans cette religieuse extase et improvisa des prières en sanglotant amèrement. Puis il se jeta de nouveau à genoux, et, les mains jointes sur sa poitrine, il se tut.
Je passai la tête hors de la porte en retenant