Le Guaranis. Aimard Gustave
à l'élève des bestiaux.
Après une journée assez fatigante, je m'étais arrêté pour la nuit dans un pagonal, à demi inondé à cause de la crue subite du fleuve, et où il m'avait fallu entrer dans l'eau presque jusqu'au ventre de mon cheval, afin de gagner un endroit sec. Depuis quelques jours, le Guaranis que j'avais engagé à Buenos Aires ne semblait plus m'obéir qu'avec une certaine répugnance; il était triste, morose, et le plus souvent ne répondait que par des monosyllabes aux questions que parfois j'étais dans la nécessité de lui adresser; cette disposition d'esprit de mon guide m'inquiétait d'autant plus que, connaissant assez bien le caractère des Indiens, je craignais qu'il ne machinât quelque trahison contre moi; aussi, tout en feignant de ne pas m'apercevoir de son changement d'humeur, je me tenais sur mes gardes, résolu à lui casser la tête à la moindre démonstration hostile de sa part.
Dès que nous fûmes campés, le guide, malgré les préventions que j'avais conçues contre lui, s'occupa, avec une activité dont je lui sus gré intérieurement, à ramasser du bois sec pour allumer le feu de veille et préparer notre modeste repas.
Le souper terminé, chacun s'enveloppa dans ses couvertures et se livra au repos.
Au milieu de la nuit, je fus réveillé en sursaut par un bruit assez fort dont je ne pus tout d'abord m'expliquer la nature; mon premier mouvement fut de saisir mon fusil et de regarder autour de moi.
J'étais seul: mon guide avait disparu; c'était le galop du cheval sur lequel il s'était enfui qui m'avait éveillé.
La nuit était noire, le feu éteint; pour comble de disgrâce, mon bivouac venait d'être envahi par les eaux du fleuve, dont la crue continuait avec une rapidité extrême.
Je n'avais pas un instant à perdre pour échapper au danger qui me menaçait. Je me levai à la hâte, et, me jetant en selle, je m'élançai à toute bride dans la direction d'une colline assez rapprochée, dont la noire silhouette se détachait en vigueur sur le fond sombre du ciel.
Là j'étais relativement en sûreté; je passai le reste de la nuit éveillé, tant pour surveiller les bêtes fauves dont j'entendais les hurlements aux environs du lieu où j'avais cherché un refuge, que parce que ma position présente devenait assez critique, seul, abandonné dans un pays désert et complètement ignorant de la route qu'il me fallait suivre pour atteindre soit un village, soit une ferme où je me renseignerais.
Au lever du soleil, j'interrogeai l'horizon autour de moi; aussi loin que ma vue pouvait s'étendre régnait la solitude la plus complète, rien ne me laissait l'espoir, tant le paysage affectait une apparence sauvage et désolée, qu'il se trouvât une habitation quelconque dans un périmètre d'au moins vingt lieues.
Cette quasi certitude était assez triste pour moi; pourtant, par une singulière disposition de mon esprit, elle ne m'affecta que médiocrement; ma position, sans être fort gaie, n'avait cependant rien de positivement triste en elle-même. Je possédais un bon cheval, des armes, des munitions en abondance, que pouvais-je désirer de plus, moi qui depuis si longtemps aspirais après la vie aventureuse du gaucho et du coureur des bois? Mes souhaits se trouvaient ainsi accomplis un peu brusquement peut-être, mais pourtant dans des conditions aussi bonnes que je l'aurais désiré.
En conséquence, je pris assez facilement mon parti de l'abandon de mon guide, et je me préparai, moitié riant, moitié pestant contre l'ingratitude du Guaranis, à commencer mon apprentissage de la vie du désert.
Mon premier soin fut d'allumer du feu, je préparai un maté cimarron, c'est-à-dire sans sucre, et, réconforté par cette chaude boisson, je montai à cheval dans le but de chercher mon déjeuner en tuant une ou deux pièces de gibier, chose facile dans les parages où je me trouvais; puis je repris insoucieusement ma route à l'aventure, ne sachant à la vérité où j'allais, mais cependant poussant hardiment en avant, et me dirigeant tant bien que mal sur le cours du fleuve dont j'avais soin de ne pas trop m'écarter.
Quelques jours se passèrent ainsi. Un matin, au moment où je me préparais à allumer, ou plutôt à raviver mon feu de bivouac pour cuire mon déjeuner, je vis tout à coup, sans cause apparente, plusieurs venados se lever du milieu des hautes herbes, et, après avoir senti le vent, détaler avec une rapidité extrême en passant à portée de pistolet du fourré où je m'étais établi pour la nuit; au même instant, un vol d'urubus (vautours) passa au-dessus de ma tête en poussant des cris discordants.
Tout est matière à réflexion au désert, tout y a sa raison d'être. Bien que novice encore dans mon nouveau métier, je compris instinctivement que quelque chose d'extraordinaire se passait non loin de moi.
Je fis coucher mon cheval, lui serrai avec ma ceinture les naseaux afin de l'empêcher de hennir, et, m'étendant moi-même sur le sol, j'attendis le doigt sur la détente de mon fusil, le cœur palpitant, l'œil et l'oreille au guet, interrogeant du regard les ondulations des hautes herbes de la plaine qui se déroulait devant moi, et prêt à tout événement.
J'étais tapi au milieu d'un fourré presque impénétrable, sur la lisière d'un bois qui formait une espèce d'oasis au milieu de ce désert morne et désolé; je me trouvais donc dans une excellente embuscade et parfaitement à l'abri du danger dont je pressentais l'approche.
Je ne me trompais pas. A peine un quart d'heure s'était-il écoulé depuis que les venados et les urubus m'avaient donné l'éveil, que le bruit d'une course précipitée arriva distinctement à mon oreille; bientôt j'aperçus un cavalier couché sur le cou de son cheval, fuyant avec une rapidité vertigineuse et se dirigeant en droite ligne vers le bois où moi-même j'étais caché.
Ce cavalier, arrivé à vingt pas de moi au plus, arrêta subitement son cheval, sauta à terre, et, se faisant un abri d'un quartier de roche masqué par un bouquet d'arbres, il arma son fusil, et, penchant le corps en avant, il sembla interroger avec inquiétude les bruits du désert.
Cet homme, autant qu'il me fut possible de m'en assurer par un coup d'œil jeté à la hâte sur lui, paraissait appartenir à la race blanche; il avait de trente-cinq à quarante ans; ses traits énergiques, animés par la course qu'il avait faite et sans doute par l'émotion, étaient beaux, réguliers, empreints d'une certaine noblesse, et respiraient une audace peu commune; sa taille était un peu au-dessous de la moyenne, mais bien prise; ses épaules larges dénotaient une grande vigueur; il portait le costume des gauchos de la Banda Oriental, costume que j'avais moi-même adopté: la jaquette marron, gilet blanc, chiripa bleu de ciel, calzoncillos blanc, avec franges, au dessous d'un pantalon de drap bleu, le poncho jeté sur l'épaule gauche, le couteau passé dans la ceinture du chiripa derrière le dos, le bonnet phrygien rouge enfoncé sur le front et laissant échapper les boucles d'une épaisse chevelure noire qui lui descendait en désordre sur les épaules.
Ainsi vêtu, cet homme que le danger qui le menaçait entourait d'une mystérieuse auréole, avait quelque chose de grand, de fier et de résolu qui éveillait l'intérêt et attirait la sympathie.
Tout à coup il se rejeta vivement en arrière, mit un genou en terre et épaula son fusil.
Une dizaine de cavaliers venaient de surgir comme par enchantement, émergeant avec une rapidité extrême des herbes qui jusqu'alors les avaient dérobés à ma vue, et se précipitaient en brandissant leurs longues lances, faisant tournoyer leurs terribles bolas au-dessus de leur tête et poussant des hurlements de fureur vers l'endroit où le gaucho s'était embusqué.
Ces cavaliers étaient des Indios bravos.
Je ne pus retenir un tressaillement de frayeur en les reconnaissant; j'allais, selon toute probabilité, assister, témoin invisible et ignoré des deux partis, à cette lutte insensée d'un homme seul contre dix, car le gaucho, bien que, sans doute, il ne conservât aucun doute sur l'issue funeste de cet assaut, demeurait froid et calme en apparence, les sourcils froncés, le regard fixe, le front pâle, mais résolu à combattre jusqu'à la dernière goutte de son sang et à ne tomber que mort entre les mains de ses féroces ennemis.
II
LE GAUCHO
Cependant, les Indiens s'étaient arrêtés