Le Guaranis. Aimard Gustave

Le Guaranis - Aimard Gustave


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la nature entière: hommes et animaux, pour finir dans quelque embuscade, misérablement tué sur le rebord d'un fossé par une flèche ou une balle inconnue. Cette perspective, surtout à l'âge que j'avais, vingt ans à peine, lorsque par la surabondance de sève, l'âme dans le naïf enthousiasme de la jeunesse se sent entraînée vers les grandes choses, n'avait rien de fort gai, au contraire; mais si j'errais maintenant dans des savanes sans fin, en compagnie d'un homme rencontré par hasard, qui demeurait une énigme pour moi et m'imposait presque sa volonté, pour m'abandonner au premier caprice, ou peut-être à la première pression de la nécessité, cette loi de fer de la vie du désert, je ne pouvais me plaindre; je ne devais accuser que moi, car moi seul, contre tous, m'étais obstiné à mépriser les sages conseils et les exhortations pleines de sens que l'expérience et l'intérêt avaient engagé mes amis à me prodiguer à tant de reprises, pour me lancer comme un fou dans cette existence vagabonde, que je commençais à peine depuis quelques jours et qui déjà me paraissait si dure et si décolorée.

      Lorsque plus tard je me rappelai ces premières impressions si navrantes faites au moment où j'entrais à peine dans cette vie aventureuse, qui devait pendant de si longues années être la mienne, je me pris en pitié; c'est que le désert ne se révèle que peu à peu aux yeux de celui qui le parcourt il faut l'étudier longtemps avant de comprendre les beautés qu'il recèle dans son sein et d'éprouver les joies inexprimables et les voluptés pleines d'une âcre saveur qu'il réserve à ses adeptes seuls.

      Mais, je le répète, lorsque ces idées tristes que plus haut j'ai cherché à rendre, envahissaient mon cœur et le noyaient dans les flots d'une navrante tristesse qui me conduisait presque au découragement, c'est que je me sentais seul, isolé de tout homme de ma race, de tout ami avec lequel je pusse laisser déborder le flot des pensées qui montaient incessamment de mon cœur à mes lèvres, et que j'étais contraint de renfermer au dedans de moi.

      C'est que j'ignorais, alors que le seul ami d'un homme, c'est lui-même, et que, dans les situations difficiles de la vie comme dans les plus indifférentes, il ne doit se fier qu'à lui, et ne compter que sur lui-même s'il ne veut être exposé aux trahisons de l'égoïsme, de l'envie et de la peur, ces trois féroces ennemis qui rôdent sans cesse autour de toute amitié pour la briser et la changer en haine.

      Mais ma tâche a été rude en ce monde; Dieu en soit béni! J'ai beaucoup souffert, par conséquent, beaucoup appris, et j'en suis arrivé aujourd'hui à l'indifférence la plus sceptique pour les beaux sentiments que parfois on cherche vainement à étaler devant moi. Je ne demande pas à la nature humaine plus qu'elle ne peut donner, et mes amis sont d'avance absous par moi du bien comme du mal qu'ils essayent de me faire; aussi ne demandant rien et n'attendant rien de personne, je suis parvenu à être sinon heureux, le bonheur, je le sais par expérience, n'est pas fait pour l'homme, du moins tranquille, ce qui pour moi est le point culminant où puisse atteindre l'ambition humaine dans des conditions sociales où nous place la civilisation, qui n'est et ne peut être que le résultat de notre organisation vicieuse et incomplète.

      Je fus tout à coup tiré de mes réflexions par une voix qui m'interpellait d'un ton de bonne humeur.

      Je me retournai vivement.

      Don Torribio était près de moi, bien qu'il fût à cheval, je ne l'avais pas entendu venir.

      «Holà, caballero, me dit-il d'un ton joyeux, la pampa est belle au lever du soleil, n'est-ce pas?

      – En effet, répondis-je sans trop savoir ce que je disais.

      – La nuit a-t-elle été bonne?

      – Excellente, grâce à votre généreuse hospitalité.

      – Bah! Ne parlons pas de cela, j'ai fait ce que j'ai pu, malheureusement la réception a été assez mesquine; dame, les temps sont durs, il y a seulement quatre ou cinq ans c'eût été autre chose, mais vous le savez, à la guerre comme à la guerre; à celui qui fait tout le possible, on ne doit pas demander davantage.

      – Je suis loin de me plaindre, au contraire; mais vous revenez de route, il me semble?

      – Oui, j'ai été donner un coup d'œil à mes taureaux qui sont au pasto; mais, ajouta-t-il, en levant les yeux au ciel et en calculant mentalement la hauteur du soleil, il est temps de déjeuner; la señora doit avoir tout préparé, et, sauf respect, ma course du matin m'a singulièrement aiguisé l'appétit. Rentrez-vous avec moi?

      – Je ne demande pas mieux; seulement, je ne; vois pas mon compagnon; il me semble qu'il serait peu convenable à moi de ne pas l'attendre pour déjeuner.»

      Le gaucho se prit à rire.

      «S'il n'y a que cela qui vous arrête, me dit-il, vous pouvez vous mettre à table sans crainte.

      – Il va revenir? demandai-je.

      – Au contraire, il ne reviendra pas.

      – Comment cela, m'écriai-je avec une surprise mêlée d'inquiétude, il est parti?

      – Depuis plus de trois heures déjà; mais remarquant combien ma physionomie s'assombrissait à cette nouvelle, il ajouta aussitôt:

      – Mais nous le reverrons bientôt, soyez tranquille.

      – Vous l'avez donc vu, ce matin?

      – Certes, nous sommes sortis ensemble.

      – Ah! Il est à la chasse, sans doute?

      – Probablement; seulement, qui sait quelle espèce de gibier il se propose d'atteindre.

      – Cette absence me contrarie beaucoup.

      – Il voulait vous en parler avant que de monter à cheval; mais en y réfléchissant, vous paraissiez si fatigué hier soir, qu'il a préféré vous laisser dormir. C'est si bon le sommeil.

      – Il reviendra sans doute bientôt?

      – Je ne saurais le dire. Don Zèno Cabral est un homme qui n'a pas l'habitude de raconter ses affaires au premier venu. Dans tous les cas, il ne tardera pas beaucoup, nous le reverrons ce soir ou demain.

      – Diable! Comment vais-je faire, moi qui comptais sur lui?

      – Pourquoi donc?

      – Mais pour m'enseigner la route que je dois suivre.

      – Si ce n'est que cela, ce n'est pas un motif pour vous tourmenter; il m'a recommandé de vous prier de ne pas quitter le rancho avant son retour.

      – Je ne puis cependant pas demeurer ainsi chez vous.

      – Parce que?

      – Dame, parce que je crains de vous gêner; vous n'êtes pas riche, vous-même me l'avez dit; un étranger ne doit que vous causer de l'embarras.

      – Señor, répondit avec dignité le gaucho, les étrangers sont les envoyés de Dieu; malheur à l'homme qui n'a pas pour eux les attentions qu'ils méritent; quand même il vous plairait de demeurer un mois dans mon humble rancho, je me trouverais heureux et fier de votre présence dans ma famille. N'insistez donc pas davantage, je vous prie, et acceptez mon hospitalité aussi franchement qu'elle vous est offerte.»

      Que pouvais-je objecter de plus? Rien. Je me résignai donc à patienter jusqu'au retour de don Zèno, et je retournai au rancho en compagnie du gaucho.

      Le déjeuner fut assez gai; les dames s'efforcèrent de réveiller ma bonne humeur en me comblant de soins et d'attentions.

      Aussitôt après le repas, comme don Torribio se préparait à monter à cheval, car la vie d'un gaucho se passe à galoper de çà et de là pour surveiller ses nombreux troupeaux, je lui demandai à l'accompagner; il accepta. Je sellai mon cheval et nous partîmes au galop à travers la pampa.

      Mon but, en accompagnant le gaucho, n'était pas de faire une promenade plus ou moins agréable, mais de profiter de notre isolement pour le sonder adroitement et le faire causer sur mon compagnon, qu'il paraissait fort bien connaître, de façon à obtenir certains renseignements qui me permissent de me former une opinion sur cet homme singulier, qui avait pour moi l'attrait d'une énigme indéchiffrable.

      Mais


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