Le Guaranis. Aimard Gustave
seras-tu fidèle?
– Oui, mais à une condition.
– Je ne veux pas de conditions de ta part, bribon, reprit durement don Zèno, tu mérites le garrotte.»
L'Indien baissa la tête.
«Réponds à ma question.
– Laquelle?
– Seras-tu fidèle?
– Oui.
– Je le saurai; châtiment ou récompense, je me charge de régler ton compte, tu entends?
– J'entends.
– Maintenant, écoute-moi, ton maître et toi vous partirez d'ici demain au lever du soleil; il faut que dans neuf jours il soit à la fazenda do rio d'Ouro. Tu la connais?
– Je la connais.
– Y sera-t-il?
– Il y sera.
– Pas d'équivoque entre nous, tu me comprends bien, je veux que ce caballero soit rendu dans neuf jours à la fazenda do rio d'Ouro, en bonne santé, libre, et sans qu'il manque rien à son bagage.
– J'ai promis, répondit froidement l'Indien.
– C'est bien, bois ce trago de caña pour te remettre des coups que tu as reçus et va dormir.»
Le guide saisit la calebasse que lui tendait don Zèno, la vida d'un trait avec une satisfaction visible et se retira sans ajouter une parole.
Lorsqu'il fut sorti, je m'adressai à don Zèno, de l'air le plus indifférent que je pus affecter.
«Tout cela est bel et bon, lui dis-je, mais je vous certifie, señor, que malgré ses promesses, je n'ai pas la moindre confiance dans ce drôle.
– Vous avez tort, señor, me répondit-il, il vous servira fidèlement, non pas par affection, peut-être ce serait trop lui demander après ce qui s'est passé, mais par crainte, ce qui vaut mieux encore; il sait fort bien que s'il vous arrivait quelque chose, il aurait un compte sévère à me rendre de sa conduite.
– Hum! murmurai-je, cela ne me rassure que médiocrement; mais pourquoi, si, ainsi que vous me l'avez laissé entrevoir, vous vous rapprochez des frontières brésiliennes, ne me permettez-vous pas de vous accompagner?
– C'était mon intention; malheureusement certaines raisons, inutiles à vous faire connaître, rendent impossible l'exécution de ce projet; cependant je compte vous voir à la fazenda do rio d'Ouro, où probablement j'arriverai avant vous. Dans tous les cas, veuillez y demeurer jusqu'à ce que je vous aie vu, et alors, peut-être, me sera-t-il permis de reconnaître, ainsi que j'en ai le vif désir, l'éminent service que vous m'avez rendu.
– Je vous attendrai, puisque vous le désirez, señor, répondis-je, prenant bravement mon parti de ce nouveau contre-temps, non pas pour vous rappeler l'événement auquel vous faites allusion, mais parce que je serais heureux de faire avec vous une connaissance plus intime.»
Don Zèno me tendit la main, et la conversation devint générale.
Le lendemain au lever du soleil, je me levai, et, après avoir pris affectueusement congé des hôtes qui m'avaient si bien reçus et que je croyais ne jamais revoir, je quittai le rancho sans avoir pu dire adieu à don Zèno Cabra, qui s'était éloigné bien avant mon réveil.
Malgré les assurances réitérées de don Torribio et celles de don Zèno, je ne me fiai que médiocrement à mon guide, et je lui ordonnai de marcher devant moi, résolu à lui brûler la cervelle au premier geste suspect de sa part.
IV
LA FAZENDA DO RIO D'OURO
Mon voyage se continuait ainsi dans des conditions assez singulières, livré dans un pays inconnu, loin de tout secours humain, à la merci d'un Indien dont la perfidie m'avait été déjà surabondamment prouvée et duquel je ne devais rien avoir de bon à attendre.
Cependant, j'étais bien armé, vigoureux, résolu; je partis dans d'assez bonnes dispositions, convaincu que mon guide ne se hasarderait jamais à m'attaquer en face et qu'en le surveillant avec soin je parviendrais toujours à en avoir bon marché.
Du reste, je me hâte de constater que j'avais tort de supposer de mauvaises intentions au pauvre Indien et que mes précautions furent inutiles; don Torribio et don Zèno Cabral avaient dit vrai. La rude correction infligée à mon Guaranis avait eu la plus salutaire influence sur lui et avait entièrement modifié ses intentions à mon égard; nos relations ne tardèrent donc pas à devenir des plus cordiales, et, fort satisfait du résultat obtenu par les coups de fouet du gaucho, je me réservai in petto, le cas échéant, de ne pas hésiter à employer le même moyen pour rappeler au devoir les Indiens mansos avec lesquels le hasard me mettrait en rapport.
Mon guide était devenu plus gai, plus aimable, et surtout plus causeur; je profitai de cette modification, fort agréable pour moi, dans son caractère, pour essayer de le sonder et lui adresser plusieurs questions sur le compte de don Zèno Cabral.
Cette fois encore j'échouai complètement, non pas que l'Indien refusât de me répondre, au contraire, mais par ignorance.
En résumé, voici tout ce que je parvins à apprendre après des questions sans nombre et tournées de toutes les façons.
Don Zèno Cabral était fort connu et surtout fort redouté par tous les Indiens qui vivent au désert et le parcourent incessamment dans tous les sens; c'était pour eux un être étrange, mystérieux, incompréhensible, dont le pouvoir était fort grand; nul ne connaissait son habitation habituelle; il possédait presque le talent d'ubiquité, car on l'avait souvent rencontré à des distances fort éloignées les unes des autres presque à la même heure; les Indiens lui avaient souvent tendu des pièges pour le tuer, sans jamais réussir à lui faire la plus légère blessure; il avait su prendre une influence telle sur leur esprit qu'ils le croyaient invulnérable et le regardaient comme un être d'une essence beaucoup supérieure à la leur.
Souvent il disparaissait pendant des mois entiers sans qu'on sût ce qu'il était devenu, puis, tout à coup on le voyait subitement campé au milieu des tribus indiennes, sans qu'on comprit comment il était arrivé là.
Au total, les Indiens, à part la crainte respectueuse qu'il leur inspirait, lui avaient pour la plupart de grandes obligations. Nul mieux que lui ne savait guérir les maladies réputées incurables par leurs sorciers; instruit de tout ce qui se passait au désert, souvent il avait sauvé de la mort des familles entières, perdues dans les forêts sans vivres et sans armes; «aussi, ajouta mon guide, en terminant, cet homme est-il pour nous un de ces génies puissants pour le bien comme pour le mal, dont il vaut mieux ne pas s'entretenir de peur de le voir subitement paraître et d'encourir sa colère.»
Ces renseignements, si je puis donner ce nom aux divagations craintives et superstitieuses de mon guide, me laissèrent plus perplexe que je ne l'étais auparavant sur le compte de cet homme, que tout semblait conspirer à entourer à mes yeux d'une auréole mystérieuse.
Un mot prononcé, par hasard peut-être, par l'Indien éveilla davantage encore si cela est possible la curiosité dévorante qui s'était emparés de moi.
«C'est un Paulista,» m'avait-il dit à demi-voix en jetant autour de lui des regards effarés, comme s'il redoutait que cette parole ne tombât dans une oreille indiscrète et fût répétée à celui qu'elle intéressait.
A plusieurs reprises, pendant mon séjour à Buenos Aires, j'avais entendu parler des Paulistas; les renseignements qu'on m'avait donnés sur eux, bien que très incomplets et erronés pour la plupart, avaient cependant excité ma curiosité à un tel point, qu'ils entraient pour beaucoup dans ma résolution de me rendre au Brésil.
Les Paulistas ou Vicentistas, car ces deux noms leur sont indistinctement appliqués par les historiens, fondèrent leur premier établissement dans les vastes et magnifiques plaines de Piratininga.
Alors là, sous la direction intelligente et paternelle des deux jésuites Anchieta et Nobrega, s'organisa une colonie