Le Guaranis. Aimard Gustave
à toute épreuve et d'un mutisme désespérant aussitôt que, par une transition adroite, je mettais la conversation sur le compte de don Zèno Cabral.
Il ne me répondait plus alors que par monosyllabes ou par cette exclamation: ¿Quién sabe?– qui sait, – à toutes les questions que je lui adressais.
De guerre lasse, je renonçai à le presser davantage, et je me mis à lui parler de ses troupeaux.
Sur ce point, je trouvai le gaucho disposé à me répondre, plus même que je ne l'aurais désiré, car il entra avec moi dans des détails techniques sur l'élève des bestiaux, détails que je fus contraint d'écouter avec un apparent intérêt, et qui me firent trouver la journée d'une interminable longueur.
Cependant, vers trois heures de l'après-midi, don Torribio m'annonça, ce qui me causa une vive joie, que notre tournée était terminée, et que nous allions reprendre le chemin du rancho, dont nous étions alors éloignés de quatre ou cinq lieues.
Un trajet de cinq lieues, après une journée passée à galoper à l'aventure, n'est qu'une promenade pour les gauchos montés sur les infatigables chevaux de la pampa.
Les nôtres nous mirent en moins de deux heures en vue du rancho, sans mouiller un poil de leur robe.
Un cavalier arrivait à toute bride à notre rencontre.
Ce cavalier, je le reconnus aussitôt avec un vif sentiment de joie, était don Zèno Cabral; il nous eut bientôt rejoints.
«Vous voilà donc, nous dit-il en faisant ranger son cheval auprès des nôtres; je vous attends depuis plus d'une heure. Puis, s'adressant à moi: Je vous ménage une surprise qui, je le crois, vous sera agréable, ajouta-il.
– Une surprise! m'écriai-je, laquelle donc?
– Vous verrez, je suis convaincu que vous me remercierez.
– Je vous remercie d'avance, répondis-je, sans chercher à deviner de quel genre est cette surprise.
– Regardez, reprit-il en étendant le bras dans la direction du rancho dont nous n'étions plus qu'à une centaine de pas.
– Mon guide! m'écriai-je en reconnaissant mon coquin d'Indien attaché solidement à un arbre.
– Lui-même; que pensez-vous de cela?
– Ma foi! Cela me semble tenir du prodige; je ne comprends pas comment vous avez pu le rencontrer aussi vite.
– Oh! Cela n'était pas si difficile que vous le supposez, surtout avec les renseignements que vous m'aviez donnés; tous ces bribones sont de la famille des bêtes fauves, ils ont des repaires dont ils ne s'éloignent jamais et où, tôt ou tard, ils reviennent toujours; pour un homme habitué à la pampa, rien n'est plus facile que de mettre la main dessus; celui-ci surtout, se fiant à votre qualité de forastero et à votre ignorance du désert, ne se donnait pas la peine de se cacher; il voyageait tranquillement et à découvert, persuadé que vous ne songeriez pas à le poursuivre; cette confiance l'a perdu, je vous laisse à penser quelle a été sa frayeur, lorsque je l'ai surpris à l'improviste et que je lui ai signifié péremptoirement qu'il m'accompagnât auprès de vous.
– Tout cela est fort bien, señor, répondis-je, je vous remercie de la peine que vous avez prise; mais que voulez-vous que je fasse de ce pícaro, à présent?
– Comment, s'écria-t-il avec étonnement, ce que je veux que vous en fassiez, je veux que vous le corrigiez d'abord, et cela d'une façon exemplaire dont il garde le souvenir; puis, comme vous l'avez engagé pour vous servir de guide jusqu'au Brésil et qu'il a reçu d'avance une partie du prix convenu, il faut qu'il remplisse son engagement loyalement, ainsi qu'il a été fait.
– Je vous avoue que je n'ai pas grande confiance dans sa loyauté future.
– Vous êtes dans l'erreur à cet égard, vous ne connaissez pas les Indiens mansos – soumis; – celui-ci, une fois qu'il aura été corrigé, vous servira fidèlement, rapportez-vous en à moi là-dessus.
– Je le veux bien; mais cette correction, quelle qu'elle soit, je vous confesse que je me sens incapable de la lui administrer.
– Qu'à cela ne tienne! Voici notre ami don Torribio, qui n'a pas le cœur aussi tendre que vous et qui se chargera de ce soin.
– Je ne demande pas mieux pour vous être agréable,» appuya don Torribio.
Nous arrivions en ce moment en face du prisonnier. Le pauvre diable, qui savait sans doute ce qui le menaçait, avait l'air fort penaud et fort mal à son aise; du reste, il était solidement attaché, le visage tourné vers l'arbre.
Nous mîmes pied à terre.
Don Zèno s'approcha du prisonnier, pendant qu'avec un imperturbable sang-froid don Torribio s'occupait à plier son laço en plusieurs doubles dans sa main droite.
«Écoute, pícaro, dit don Zèno à l'Indien attentif, ce caballero t'a engagé à Buenos Aires; non seulement tu l'as lâchement abandonné dans la pampa, mais encore tu l'as volé; tu mérites un châtiment, ce châtiment, tu vas le recevoir. Don Torribio, mon cher seigneur, veuillez, je vous prie, appliquer cinquante coups de laço sur les épaules de ce bribon, et cela de façon à ce qu'il les sente.»
L'Indien ne répondit pas un mot, le gaucho s'approcha alors et avec la conscience qu'il mettait à tout ce qu'il faisait, il leva son laço qui retomba en sifflant sur les épaules du pauvre diable, où il traça un sillon bleuâtre.
L'Indien ne fit pas un mouvement, il ne poussa pas un cri; on l'aurait cru changé en statue de bronze tant il était immobile et indifférent à force de volonté ou de stoïcisme.
Quant à moi, je souffrais intérieurement, mais je n'osais intervenir convaincu de la justice de cette exécution sommaire.
Don Zèno Cabral comptait impassiblement les coups au fur et à mesure qu'ils tombaient.
Au onzième le sang jaillit.
Le gaucho ne s'arrêta pas.
L'Indien, bien que ses chairs frissonnassent sous les coups de plus en plus pressés, conservait son impassibilité de marbre. Malgré moi, j'admirais le courage de cet homme, qui réussissait si complètement à dompter la douleur et à retenir même le plus léger signe de souffrance, bien qu'il dût en éprouver une atroce.
Les cinquante coups auxquels le guide avait été condamné par l'implacable don Zèno lui furent administrés par le gaucho, sans qu'il en manquât un seul; au trente-deuxième, malgré tout son courage, l'Indien avait perdu connaissance; mais cela n'avait pas, malgré ma prière, interrompu l'exécution.
«Arrêtez, dit enfin don Zèno, lorsque le nombre fut complet, détachez-le.»
Les liens furent coupés, le corps du pauvre diable, que les cordes seules soutenaient, tomba inerte sur le sable.
Le fils du gaucho s'approcha alors, frotta avec de la graisse de bœuf, de l'eau et du vinaigre les plaies saignantes de l'Indien, lui rejeta son poncho sur les épaules, puis il le laissa là.
«Mais cet homme est évanoui! m'écriai-je.
– Bah! Bah! fit don Zèno, ne vous en occupez pas, ces démons ont le cuir dur; dans un quart d'heure, il n'y pensera plus; allons dîner.»
Cette froide cruauté me révolta. Cependant, je m'abstins de toute observation et j'entrai dans le rancho; j'étais bien novice encore; j'étais réservé à assister plus tard à des scènes près desquelles celle-là n'était qu'un jeu d'enfant.
Après le dîner qui, contre l'habitude, se prolongea assez longtemps, don Zèno ordonna au fils de don Torribio d'amener le guide.
Au bout d'un instant, il entra; don Zèno le fixa quelques secondes avec attention, puis il lui adressa la parole en ces termes:
«Reconnais-tu avoir mérité le châtiment que je t'ai infligé?
– Je le reconnais, répondit l'Indien d'une voix sourde, mais sans la moindre hésitation.
– Tu