Le Guaranis. Aimard Gustave
le Nouveau Monde, dès qu'on veut parler de progrès, d'abnégation et de civilisation, il faut remonter aux jésuites dont les conquêtes pacifiques, ont plus fait pour l'extinction de la barbarie que tous les efforts réunis des aventuriers de génie, qui allèrent au seizième siècle fonder en Amérique les puissances espagnole et portugaise.
Grâce à l'intervention des jésuites au Brésil, les Européens ne dédaignèrent pas de s'allier avec ces fortes et belliqueuses races indiennes, qui tinrent si longtemps en échec les Portugais et firent parfois reculer la conquête.
De ces unions, il résulta une race guerrière, brave, endurcie à toutes les fatigues, audacieuse surtout, qui, bien dirigée, produisit les Paulistas, ces hommes auxquels on doit presque toutes les découvertes qui se firent dans l'intérieur du Brésil et dont les prodigieuses excursions et les téméraires exploits sont passés aujourd'hui à l'état de légendes fantastiques dans les contrées mêmes qui en furent le théâtre.
On a adressé plusieurs reproches sérieux aux Paulistas: on les a accusés d'avoir, dès l'origine de leur colonie, montré un caractère indomptable et indépendant, un dédain affecté pour les lois de la métropole, un orgueil inouï vis-à-vis des autres colons; on a prétendu que, sortis des rangs les plus turbulents et les plus corrompus des aventuriers européens, ils avaient puisé dans leur origine et leurs alliances indiennes un principe de cruauté et de mépris pour la vie des autres hommes qui en faisait, non seulement des hôtes et des voisins dangereux, mais encore des natures essentiellement insociables et ingouvernables.
A ces accusations, les Paulistas ont donné le plus complet démenti.
La province de Saint-Paul, habitée et peuplée par eux seuls, est aujourd'hui la plus civilisée, la plus industrieuse et la plus riche du Brésil.
D'ailleurs notre avis, avis partagé du reste par beaucoup d'historiens, est qu'à une nature indomptée il faut des hommes indomptables, et que sur ce sol vierge que foulaient les Paulistas au milieu de ces nations farouches, impatientes de toute sujétion, et qui préféraient mourir que se soumettre à une domination étrangère qu'ils ne pouvaient et ne voulaient pas comprendre, il fallait des organisations d'élite, insensibles à toutes les faiblesses comme à tous les égoïsmes des conventions sociales de la civilisation, et, pour cette raison, capables d'accomplir de grandes choses.
En entendant à Buenos Aires parler ainsi des Paulistas avec un enthousiasme d'autant plus vrai que les Espagnols sont de temps immémorial les implacables ennemis des Portugais, et que cette haine, née en Europe, se poursuit en Amérique avec une force décuplée par la rivalité; je me sentais, malgré moi, entraîné vers ces hommes étranges, à la puissante organisation, aux instincts aventuriers, qui avaient conquis un monde à leur patrie et dont, malgré les modifications apportées par le temps et la civilisation, j'espérais être assez heureux pour retrouver debout quelque type attardé.
Aussi, à cette désignation de Paulista appliqué à l'homme qui m'était apparu dans des circonstances si singulières et qui, pendant le peu de temps que j'étais demeuré près de lui, s'était révélé à moi sous des aspects si bizarres, si heurtés et si insaisissables, je sentis se réveiller toute mon ardeur et je n'aspirai plus qu'à me rencontrer de nouveau avec ce personnage pour lequel j'avais, dès le premier moment, éprouvé une si vive sympathie.
Je pressai donc mon voyage le plus possible, d'autant plus que mon guide m'avait appris que la fazenda do rio d'Ouro, où don Zèno Cabral m'avait assigné rendez-vous, était située sur la frontière de la province de Saint-Paul, dont elle était une des plus riches et des plus vastes exploitations.
Afin d'atteindre plus vite le but de notre longue course, mon guide m'avait, malgré les difficultés du chemin, fait suivre les rives inondées du rio Uruguay.
Le quatrième jour, après notre départ du rancho, nous atteignîmes l'aldéa de Santa Ana, première garde brésilienne en remontant le fleuve.
La crue excessive du fleuve avait causé des ravages terribles dans ce misérable village composé d'une douzaine de ranchos à peine; plusieurs avaient été emportés par les eaux, le reste était menacé d'être prochainement envahi; les pauvres habitants, réduits à la plus affreuse détresse, campaient sur un monticule en attendant le retrait des eaux.
Cependant ces pauvres gens, malgré leur misère, nous reçurent de la façon la plus amicalement hospitalière, se mettant à notre disposition pour tout ce qu'ils pouvaient nous fournir et se désespérant de n'avoir presque rien à nous donner.
Ce fut avec un indicible serrement de cœur et une profonde reconnaissance que le lendemain, au lever du soleil, je quittai ces bonnes gens qui nous comblèrent, à notre départ, de souhaits pour la réussite de notre voyage.
Du reste, j'avais accompli le plus dur du trajet que j'avais à faire.
Je continuai d'avancer à travers un paysage charmant et accidenté; trois jours après ma halte à Santa Ana, vers deux heures de l'après-midi, à un angle de la route, je tournai subitement la tête, et, malgré moi, je m'arrêtai en poussant un cri d'admiration à l'aspect inattendu de la plus délicieuse campagne que jamais j'aie contemplée.
Mon Guaranis, désormais complètement réconcilié avec moi, sourit avec joie à cette manifestation enthousiaste. C'était à lui que je devais cette splendide surprise qu'il me préparait depuis quelques heures en m'obligeant à prendre, sous prétexte de raccourcir la route, des sentiers perdus à travers des bois à peu près infranchissables.
Devant moi, presque à mes pieds, car je me trouvais arrêté sur le sommet d'une colline assez élevée, s'étendait, encadrée dans un horizon de verdure, formé par une ceinture de forêts vierges, une campagne d'un périmètre d'une dizaine de lieues environ, dont, grâce à ma position, mes regards saisissaient les moindres détails. Au centre à peu près de cette campagne, sur une étendue de deux lieues, se trouvait un lac aux eaux transparentes d'un vert d'émeraude; les montagnes boisées et très pittoresques qui l'entouraient, étaient couvertes de plantations aux places où des brûlis avaient été ménagés.
Nous étions à l'endroit où le Curitiba ou Guazu, fleuve assez important, affluent du Parana que nous avions atteint, après avoir traversé le Paso de los infieles, entre dans le lac. Ses bords étaient garnis de grands buissons de savacous5, de cocoboïs6 et d'amingas, sur les branches desquels étaient en ce moment perchées des troupes de petits hérons. Ces oiseaux se tenaient suspendus au-dessus de la surface de l'eau pour faire la chasse aux poissons, aux insectes ou à leurs larves.
A l'entrée du Guazu, j'aperçus une île que mon guide m'assura avoir été autrefois flottante; mais elle s'est peu à peu rapprochée de la rive où elle s'est fixée. Formée primitivement par des plantes aquatiques, la terre végétale s'y est amoncelée, et maintenant elle est couverte de bois assez épais; puis au loin, au milieu d'une échappée entre deux collines couvertes de forêts, j'aperçus un nombre considérable de bâtiments s'élevant en amphithéâtre et dominés par un clocher aigu.
Au-dessous du flanc escarpé de la hauteur sur laquelle s'élevaient ces bâtiments, le Guazu s'élançait en grondant par-dessus les obstacles que lui opposaient des rochers abrupts et couverts d'un lichen verdâtre; puis, se partageant en plusieurs bras, il allait se perdre après des méandres sans nombre dans les sombres vallées qui s'étendaient à droite et à gauche. Je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle de cette nature grande, sauvage et réellement imposante; je demeurais là comme fasciné, ne songeant ni à avancer ni à reculer, tout à l'émotion intérieure que j'éprouvais et oubliant tout pour regarder encore, sans me rassasier jamais de cette vue splendide à laquelle rien ne peut être comparé.
«Que c'est beau! m'écriai-je emporté malgré moi par l'admiration.
– N'est-ce pas? me répondit comme un écho le guide qui s'était tout doucement rapproché.
– Comment nommez-vous ce magnifique pays?»
L'Indien me regarda avec étonnement.
«Ne
5
Cancroma cochlearia.
6
Ardea virescens.