L'éclaireur. Aimard Gustave

L'éclaireur - Aimard Gustave


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moi, répondit-il, qui vous prie, au contraire, d'agréer mes excuses pour le sans-façon avec lequel j'use de votre hospitalité.

      – Pas un mot de plus sur ce sujet, si vous ne voulez me désobliger.

      Le capitaine s'assit auprès de son hôte.

      – Nous allons dîner, dit-il; je ne puis vous offrir qu'une maigre pitance; mais à la guerre comme à la guerre, j'en suis réduit à la portion congrue, c'est-à-dire au tasajo et aux haricots rouges au piment.

      – C'est délicieux, et certes, j'y ferais honneur si je me sentais le moindre appétit; mais, en ce moment, il me serait impossible de porter la plus légère bouchée de quoi que ce soit à ma bouche.

      – Ah! fit le capitaine en lançant à l'inconnu un regard défiant.

      Mais il rencontra une physionomie si naïvement placide, un sourire si franc, qu'il eut honte de ses soupçons, et son visage, qui s'était rembruni, reprit instantanément toute sa sérénité.

      – J'en suis fâché; je vous demanderai alors la permission de dîner seul; car, au contraire de vous, caballero, je vous confesse que je me meurs littéralement de faim.

      – Je serais désespéré de vous occasionner le moindre retard.

      – Domingo! cria le capitaine, mon dîner!

      L'aventurier que le cheval de l'inconnu avait si rudement secoué ne tarda pas à arriver en traînant la jambe, et portant, dans une écuelle en bois, le souper de son chef; quelques tortillas de maïs, qu'il tenait à la main, complétaient ce repas d'une sobriété presque claustrale.

      Domingo était un métis indien, à l'air rechigné, aux traits anguleux et à la physionomie sournoise; il paraissait avoir à peu près cinquante ans, autant qu'il est possible de juger de l'âge d'un Indien par l'apparence; depuis sa mésaventure avec le cheval, Domingo gardait rancune à l'inconnu.

      – Con su permiso, dit le capitaine en rompant une tortilla.

      – Je fumerai une cigarette, ce qui sera encore vous tenir compagnie, répondit l'étranger avec son éternel sourire.

      L'autre s'inclina poliment et attaqua son maigre repas avec cette vivacité qui dénote une longue abstinence.

      Nous saisirons cette occasion pour faire au lecteur le portrait du chef de la caravane.

      Don Miguel Ortega, noms sous lesquels il était connu de ses compagnons, était un élégant et beau jeune homme de vingt-six ans au plus, au teint bronzé, aux traits fins, à l'œil fier et brillant, dont la taille élevée, les membres bien attachés, la poitrine large et bombée dénotaient une rare vigueur. Certes, dans toute l'étendue des anciennes colonies espagnoles, il aurait été difficile, sinon impossible, de rencontrer un plus séduisant cavalier, portant mieux le pittoresque costume mexicain, plus hombre de a caballo et réunissant au même degré que lui ces avantages extérieurs qui charment les femmes et entraînent le vulgaire. Cependant, pour un observateur, don Miguel avait une trop grande profondeur dans l'œil, un froncement trop rude du sourcil et un sourire trop faux et trop perfide pour que, sous ces dehors séduisants, cet homme ne cachât pas une âme atrophiée et des instincts mauvais.

      Un repas de chasseur assaisonné par l'appétit n'est jamais long; celui-ci fut promptement expédié.

      – Là, fit le capitaine en s'essuyant les doigts avec une touffe d'herbe; maintenant une cigarette afin de faciliter la digestion, puis j'aurai l'honneur de vous souhaiter le bonsoir; vous n'avez pas, sans doute, l'intention de nous quitter avant le point du jour.

      – Je ne saurais vous le dire, cela dépendra un peu du temps qu'il fera cette nuit; je suis assez pressé, et vous le savez, caballero, ainsi que le disent si justement les Gringos, nos voisins, le temps est de l'argent.

      – Mieux que moi, caballero, vous savez ce que vous avez à faire; agissez à votre guise, seulement, avant que je me retire, veuillez agréer mes souhaits de bonne nuit et de bonne réussite dans vos projets.

      – Je vous remercie, caballero.

      – Un dernier mot, ou plutôt une dernière question avant de nous séparer.

      – Faites.

      – Il est bien entendu que, si cette question vous paraît indiscrète, vous êtes parfaitement libre de ne pas y répondre.

      – Cela m'étonnerait de la part d'un cabellero aussi accompli, veuillez donc vous expliquer.

      – Je me nomme don Miguel Ortega.

      – Et moi don Stefano Cohecho.

      Le capitaine s'inclina.

      – Me permettez-vous à mon tour, reprit l'étranger, de vous adresser une question?

      – Je vous en prie.

      – Pourquoi cet échange de nom?

      – Parce que, dans la Prairie, il est bon de pouvoir distinguer ses ennemis de ses amis.

      – C'est juste; maintenant?

      – Maintenant je suis certain de ne pas vous compter parmi les premiers.

      –¿Quién sabe? repartit en riant don Stefano; il y a de si étranges hasards!

      Les deux hommes, après avoir encore échangé quelques mots de la façon la plus amicale, se serrèrent cordialement la main; don Miguel rentra sous la tente, et don Stefano, après s'être étendu les pieds au feu, s'endormit ou du moins ferma les yeux.

      Une heure après, le silence le plus complet régnait dans le camp. Les feux ne jetaient plus qu'une lueur douteuse, et les sentinelles, appuyées sur leurs rifles, se laissaient elles-mêmes aller à cette espèce de vague somnolence qui n'est pas encore le sommeil, mais qui déjà n'est plus la veille.

      Soudain un hibou, caché probablement dans un arbre voisin, poussa à deux reprises son hou houlement mélancolique.

      Don Stefano ouvrit subitement les yeux; sans changer de position, il s'assura par un regard investigateur que tout était tranquille autour de lui; puis, après s'être convaincu que son machette et ses revolvers ne l'avaient pas quitté, il saisit son rifle et imita à son tour le cri du hibou; un cri pareil lui répondit.

      L'étranger, après avoir accommodé son zarapé de façon à imiter un corps humain, dit, en le flattant à voix basse, quelques mots à son cheval, afin de le tranquilliser et de lui faire prendre patience, et s'allongeant sur le sol, il se dirigea, en rampant doucement, vers une des issues du camp, s'arrêtant par intervalle, afin de jeter un regard autour de lui.

      Tout continuait à être calme. Arrivé au pied du retranchement formé par les charges des mules, il se redressa, franchit l'obstacle d'un bond de tigre et disparut dans la prairie.

      Au même instant, un homme se releva, sauta par-dessus le retranchement et s'élança à sa poursuite.

      Cet homme était Domingo.

      III.

      Colloque dans la nuit

      Don Stefano Cohecho semblait parfaitement connaître le désert. Dès qu'il fut dans la prairie et ainsi qu'il le croyait, à l'abri de toute investigation fâcheuse, il releva fièrement la tête; sa démarche se fit plus assurée, son œil brilla d'un feu sombre, et il s'avança à grands pas vers un bouquet de palmiers dont les maigres parasols offraient pendant le jour un abri précaire contre les rayons ardents du soleil.

      Cependant il ne négligeait aucune précaution, parfois il s'arrêtait brusquement pour prêter l'oreille au moindre bruit suspect ou pour interroger d'un regard investigateur les sombres profondeurs du désert, puis, après quelques secondes, rassuré par le calme qui régnait autour de lui, il reprenait sa marche de ce pas délibéré qu'il avait adopté en quittant le camp.

      Domingo, pour nous servir de l'expression indienne, marchait littéralement dans ses pas, épiant et surveillant chacun de ses mouvements avec cette sagacité particulière aux métis, tout en ayant bien soin d'être toujours à l'abri d'une surprise de la part de l'homme qu'il


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