L'éclaireur. Aimard Gustave
si vous entendez trois fois le cri du jaguar répété à intervalles égaux, montez à cheval en toute hâte et arrivez, non pas vous seulement, mais suivi d'une dizaine de vos compagnons, car si vous entendez ce cri, c'est qu'un grand péril menacera votre cuadrilla. M'avez-vous bien compris?
– Parfaitement.
– Et vous ferez ce que je vous recommande?
– Je le ferai parce que je sais que vous êtes le guide que nous attendons et qu'une trahison n'est pas à redouter de votre part.
– Bien, au revoir.
– Bonne chance.
Les chasseurs sortirent, la barrière fut immédiatement refermée derrière eux.
A peine les coureurs des bois débouchaient-ils dans la Prairie que l'ouragan qui menaçait depuis le coucher du soleil éclata avec fureur.
Un fulgurant éclair traversa l'espace, suivi presque instantanément d'un effroyable coup de tonnerre; les arbres se courbèrent sous l'effort du vent et la pluie commença à tomber à torrents.
Les aventuriers n'avançaient qu'avec d'extrêmes difficultés au milieu de l'horrible chaos des éléments en fureur; leurs chevaux, effrayés par les mugissements de la tempête, buttaient et se cabraient à chaque pas. Les ténèbres étaient devenues tellement épaisses que bien que marchant côte à côte, les deux hommes avaient peine à se voir. Les arbres, tordus par le souffle tout puissant de la brise poussaient des plaintes humaines auxquelles répondaient les hurlements lugubres des fauves épouvantés, la rivière gonflée par la pluie soulevait des vagues dont la cime écumante se brisait avec fracas sur les rives sablonneuses.
Balle-Franche et Bon-Affût, aguerris aux temporales du désert, secouaient dédaigneusement la tête à chaque effort de la rafale qui passait au-dessus d'eux comme un simoun ardent, et continuaient à avancer en sondant de l'œil l'ombre qui les enveloppait comme d'un lourd linceul et en prêtant l'oreille aux bruits que les échos se renvoyaient de l'un à l'autre en les rendant plus éclatants et plus vibrants encore.
Ils atteignirent ainsi, sans avoir échangé une parole, le gué del Rubio. Là, comme d'un commun accord, ils s'arrêtèrent.
Le Rubio, affluent perdu et ignoré du Gran Río Colorado del Norte, dans lequel il se jette après un cours tourmenté d'une vingtaine de lieues à peine, est en temps ordinaire un mince filet d'eau que les pirogues indiennes ont peine à parcourir et que les chevaux passent a gué avec de l'eau à peine au ventre presque partout; mais à cette heure le placide ruisseau était devenu tout à coup un torrent fougueux roulant à grand bruit dans ses eaux profondes et fangeuses des arbres déracinés et même des quartiers de rocs.
Songer à traverser le Rubio eût été commettre en ce moment une insigne folie; l'homme assez téméraire pour tenter cette entreprise aurait été en quelques minutes emporté et roulé par les eaux furieuses, dont la nappe jaunâtre s'élargissait de minute en minute.
Les chasseurs demeurèrent un instant immobiles sous les torrents de pluie qui les inondaient, considérant d'un œil rêveur l'eau qui montait toujours et maintenant à grand-peine leurs chevaux effrayés qui se cabraient avec de sourds hennissement de terreur.
Ces deux hommes au cœur de bronze restaient impassibles au milieu du fracas épouvantable des éléments déchaînés, sans paraître s'apercevoir de l'effroyable tempête qui hurlait autour d'eux, aussi calmes et l'esprit aussi tranquille que s'ils avaient été confortablement assis au fond de quelque antre inaccessible auprès d'un joyeux feu de sarments. Ils n'avaient qu'une idée, venir en aide à celui qu'ils soupçonnaient courir en ce moment un danger terrible.
Tout à coup ils tressaillirent et relevèrent brusquement la tête en fixant devant eux des regards ardents et avides, mais l'ombre était trop épaisse, ils ne purent rien distinguer.
Au milieu des mille bruits de la tempête un cri avait frappé leur oreille.
Ce cri était un appel suprême, cri d'agonie strident et prolongé, comme l'homme fort vaincu par la fatalité en trouve lorsqu'il est contraint d'avouer son impuissance, que tout lui manque à la fois et qu'il n'a plus d'autre recours que Dieu. Les deux hommes se penchèrent vivement en avant, et plaçant leurs mains à leur bouche en forme d'entonnoir, ils poussèrent à leur tour un cri aigu et prolongé.
Puis ils écoutèrent.
Au bout d'une minute, un second cri plus perçant, plus désespéré que le premier traversa l'espace.
– Oh! s'écria Bon-Affût, en se haussant sur ses étriers et en serrant les poings avec douleur, cet homme est en danger de mort.
– Quel qu'il soit il faut le sauver, répondit résolument Balle-Franche.
Ils s'étaient compris.
Mais comment sauver cet homme! Où était-il? Quel danger le menaçait? Qui pouvait répondre à ces questions qu'ils s'adressaient mentalement?
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