L'éclaireur. Aimard Gustave
de mal.
– Diable!
– Pourquoi vous étonnez-vous? Tous les hommes ne sont-ils pas dans le même cas?
– A peu près, j'en conviens.
– Celui-là n'est ni plus mauvais ni meilleur que les autres; cette nuit, comme je pressentais que vous alliez me parler de lui, j'ai voulu vous laisser votre liberté d'action en vous disant que je ne le connaissais que fort peu; mais il est possible que bientôt votre opinion se modifie complètement, et peut-être regretterez-vous l'appui que vous avez donné jusqu'à présent à ce don José, ainsi que vous le nommez.
– Voulez-vous que je vous parle nettement Bon-Affût, maintenant que nul, si ce n'est Dieu, ne peut nous entendre?
– Parlez, mon ami, je ne serais pas fâché de connaître votre pensée tout entière.
– La voici: je suis certain que vous en savez beaucoup plus que vous ne voulez en avoir l'air sur l'histoire que je vous ai contée cette nuit.
– Peut-être avez-vous raison, mais qui vous fait croire cela?
– Bien des choses, et d'abord celle-ci.
– Voyons.
– Vous êtes un homme trop sensé, vous avez acquis une trop grande expérience des choses de la vie, pour prendre sans cause sérieuse la défense d'un homme que, d'après les principes que nous professons dans les Prairies, vous devez au contraire plutôt considérer, sinon comme un ennemi, du moins comme un de ces individus avec lesquels il est souvent désagréable de se trouver en contact et d'en tenir des relations.
Bon-Affût se mit à rire.
– Il y a du vrai dans ce que vous dites là, Balle-Franche, fit-il.
– N'est-ce pas?
– Je ne lutterai pas de finesse avec vous: oui, j'ai de fortes raisons pour prendre la défense de cet homme; ces raisons, je ne puis vous les dire en ce moment: c'est un secret qui ne m'appartient pas, dont je suis seulement dépositaire; j'espère que bientôt vous saurez tout, mais jusque-là, reposez-vous sur ma vieille amitié et laissez-moi agir à ma guise.
– A la bonne heure, au moins maintenant je commence à voir clair, et, quoi qu'il arrive, vous pouvez compter sur moi.
– Pardieu! Je savais bien que nous finirions par nous entendre, mais silence, et ne laissez rien paraître, nous sommes au rendez-vous. Diable! Les Mexicains ne se sont pas fait attendre, ils ont déjà établi leur camp au bord de la rivière.
En effet, un camp de chasseurs se voyait à peu de distance, appuyé d'un côté sur la rivière, de l'autre sur la forêt, et présentant une enceinte parfaitement fortifiée avec des ballots et des troncs d'arbres entrelacés, la face tournée vers la prairie.
Les deux chasseurs se firent reconnaître par les sentinelles et pénétrèrent sans difficulté dans l'intérieur.
Don Miguel Ortega était absent, les gambucinos l'attendaient d'un moment à l'autre. Les chasseurs mirent pied à terre, entravèrent leurs chevaux et s'assirent tranquillement auprès du feu.
Don Stefano Cohecho avait quitté, ainsi qu'il l'avait annoncé la veille, les gambucinos au point du jour.
X.
Nouveaux personnages
Pour l'intelligence des faits qui vont suivre, nous allons, usant de notre privilège de conteur, rétrograder d'une quinzaine de jours, afin de faire assister le lecteur à une scène qui se lie intimement aux événements les plus importants de cette histoire, et qui se passait à quelques centaines de milles au plus de l'endroit où le hasard avait rassemblé nos principaux personnages.
La Cordillère des Andes, cette immense arête du continent américain, que sous différents noms elle traverse dans toute sa longueur, du nord au sud, à divers sommets qui forment des llanos immense, sur lesquels vivent des populations entières à une hauteur où cesse en Europe toute végétation.
Après avoir traversé le presidio de Tubac, sentinelle perdue de la civilisation sur l'extrême limite du désert, et s'être avancé dans la région mediano de la tierra caliente la longueur d'à peu près cent vingt milles, on se trouve tout à coup et sans transition en face d'une forêt vierge qui n'a pas moins de trois cent vingt milles de profondeur sur quatre-vingts et quelques de largeur.
La plume la plus exercée est impuissante à décrire les merveilles sans nombre que renferme ce réseau inextricable de végétation qu'on appelle une forêt vierge, et l'aspect à la fois étrange et bizarre, majestueux et imposant, qu'elle présente aux yeux éblouis. L'imagination la plus fantaisiste recule devant cette prodigieuse fécondité d'une nature élémentaire, renaissant continuellement de sa propre destruction avec une force et une vigueur toujours nouvelles. Des lianes qui courent d'arbre en arbre, de branche en en branche, plongent ça et là dans la terre pour s'élever plus loin vers le ciel, et forment en se croisant et s'enchevêtrant les unes dans les autres une barrière presque infranchissable, comme si la nature jalouse avait voulu dérober aux regards profanes les mystérieux secrets de ces forêts, sous l'ombre desquelles les pas de l'homme n'ont retenti qu'à de longs intervalles et jamais impunément. Des arbres de tout âge et de toute espèce poussent sans ordre et sans symétrie comme s'ils avaient été semés au hasard, ainsi que les grains de blé dans les sillons. Les uns, minces et élancés, comptent à peine quelques années; l'extrémité de leur branche est recouverte par les hautes et larges ramures de ceux dont la tête superbe a vu passer des siècles. Sous la feuillée murmurent doucement des sources pures et limpides, qui courent et s'échappent des fissures des rochers et vont, après mille et mille détours, se perdre dans quelque lac ou dans quelque rivière inconnue dont les eaux libres n'ont encore reflété dans leur calme miroir que les arcanes sublimes de la solitude. Là se trouvent pêle-mêle et dans un désordre pittoresque tous ces magnifiques produits des régions tropicales, l'acajou, l'ébénier, le palissandre, le mahogany tortueux, le chêne noir, le chêne-liège, l'érable, le mimosa au feuillage argenté, le tamarinier, poussant dans toutes les directions ses branches chargés de fleurs, de fruits et de feuilles qui forment un dôme impénétrable aux rayons du soleil. Des profondeurs vastes et inexplorées de ces forêts sortent de temps à autre des bruits inexplicables, des rugissements féroces, des miaulements félins, des cris moqueurs mêlés à des sifflements aigus, chants joyeux et pleins d'harmonie ou expression de colère, de rage et de terreur des hôtes redoutés qui les peuplent.
Après s'être engagé résolument au milieu de ce chaos, et lutté corps à corps avec cette nature inculte et sauvage, on parvient, la hache d'une main et la torche de l'autre, à se frayer pouce à pouce, pas à pas, une route impossible a décrire; tantôt en rampant comme un reptile sur des détritus de feuilles, de bois mort ou de fiente d'oiseaux, amoncelés depuis des siècles; ou bien en courant de branche en branche au sommet des arbres et voyageant pour ainsi dire dans les airs. Mais malheur à celui qui néglige d'avoir l'œil constamment ouvert sur tout ce qui l'entoure et l'oreille au guet! Car, outre les obstacles élevés par la nature, il a à craindre les morsures venimeuses des serpents troublés dans leurs retraites, et les attaques furieuses des bêtes fauves. Il faut encore surveiller avec soin le cours des fleuves et des rivières que l'on rencontre, relever la position du soleil pendant le jour, ou se guider la nuit par la croix du sud, car une fois égaré dans une forêt vierge, il est impossible d'en sortir; c'est un dédale dont aucun fil d'Ariane ne pourrait aider à trouver l'issue.
Puis enfin, lorsqu'on est parvenu à surmonter les dangers que nous avons détaillés, et mille autres non moins terribles que nous avons passé sous silence, on débouche dans une plaine immense, au centre de laquelle s'élève une ville indienne.
C'est-à-dire qu'on se trouve devant une de ces mystérieuses cités dans lesquelles aucun Européen n'a jamais pénétré, dont on ignore même la position exacte, et qui, depuis la conquête, servent d'asile aux derniers restes de la civilisation des Aztèques.
Les récits fabuleux faits par quelques voyageurs sur les richesses incalculables enfouies dans ces villes, ont allumé la convoitise et l'avarice d'un grand