Les nuits mexicaines. Aimard Gustave
le passage. Nous devons ajouter que l'influence que sa présence exerçait sur ceux-ci était tellement grande, que sa vue suffisait pour arrêter toute velléité de résistance et qu'une menace de lui faisait courir un frisson de terreur dans les veines de ceux à qui il l'adressait.
Les deux présidents de la République, tout en se faisant une guerre à outrance pour se supplanter l'un l'autre, avaient, chacun en particulier, essayé à plusieurs reprises de délivrer la grande route d'un caballero si incommode et qui leur semblait être un dangereux compétiteur, mais toutes leurs tentatives pour obtenir ce résultat avaient échoué d'une façon déplorable: el Rayo, on ne sait comment, mis en garde et parfaitement renseigné sur les mouvements des soldats envoyés à sa recherche, apparaissait toujours à l'improviste devant eux, déjouait leurs ruses et les contraignait à se retirer honteusement.
Une fois cependant, le gouvernement de Juárez espéra que c'en était fait d'el Rayo et qu'il n'échapperait pas aux mesures prises pour s'emparer de sa personne.
On avait appris que, depuis quelques jours, il passait toutes les nuits couché dans un rancho situé à peu de distance de Paso del Macho: un détachement de vingt dragons, commandé par Carvajal, un des guérilleros les plus cruels et les plus déterminés, fut immédiatement et dans le plus grand secret expédié à Paso del Macho.
Le commandant avait l'ordre de fusiller son prisonnier aussitôt qu'il serait parvenu à s'emparer de lui, afin, sans doute, de ne pas lui laisser le loisir de tenter une évasion pendant le trajet de Paso del Macho à la Veracruz.
Le détachement partit donc en toute hâte; les dragons, auxquels on avait promis une forte récompense s'ils réussissaient dans leur scabreuse expédition, étaient parfaitement disposés à faire leur devoir, honteux d'être depuis si longtemps tenus en échec par un seul homme, et brûlant de prendre enfin leur revanche.
Les soldats arrivèrent en vue du rancho; à deux lieues environ de Paso del Macho, ils avaient fait rencontre d'un moine qui, le capuchon rabattu sur le visage et monté sur une mauvaise mule, trottinait en marmottant son chapelet.
Le commandant avait invité le moine à se joindre à sa troupe, ce que celui-ci avait accepté avec une certaine hésitation. Au moment où le détachement, qui marchait un peu à la débandade, allait atteindre le rancho, le moine mit pied à terre.
– Que faites-vous donc, padre? lui demanda le commandant.
– Vous le voyez, mon fils, je descends de ma mule; mes affaires m'appellent dans un rancho peu éloigné, et tout en vous laissant continuer votre route, je vous demande la permission de vous quitter, en vous remerciant de la bonne société que vous avez bien voulu me faire depuis notre rencontre.
– Oh, oh! fit le commandant en riant d'un gros rire, il n'en sera pas ainsi, señor padre, nous ne pouvons nous séparer de cette façon.
– Pourquoi donc, mon fils? demanda le moine en s'approchant de l'officier, tout en conduisant sa mule par la bride.
– Pour une raison bien simple, mon digne fray…
– Pancracio, pour vous servir, señor caballero dit le moine en s'inclinant.
– Pancracio soit, reprit l'officier. J'ai besoin de vous, ou, pour être plus vrai, de votre ministère; en un mot, il s'agit de confesser un homme qui va mourir.
– Et qui donc?
– Connaissez-vous el Rayo, señor Frayle?
– ¡Santa Virgen! Si je le connais, illustre commandant!
– Eh bien, c'est lui qui va mourir.
– Vous l'avez arrêté?
– Pas encore, mais dans quelques minutes ce sera fait, je le cherche.
– Ah bah! Où est-il donc?
– Tenez, là, dans ce rancho que vous apercevez d'ici, répondit l'officier en se penchant complaisamment vers le moine et en étendant le bras dans la direction qu'il lui indiquait.
– Vous en êtes sûr, illustre commandant?
– ¡Caray! Si j'en suis sûr!
– Eh bien, je crois que vous vous trompez.
– Hein? Que voulez-vous dire, sauriez-vous quelque chose?
– Certes, je sais quelque chose, puisque el Rayo c'est moi! ¡Ladrón maldito!
Et avant que l'officier, atterré de cette révélation subite à laquelle il était si loin de s'attendre, eût repris son sang-froid, el Rayo l'avait saisi par la jambe, l'avait jeté à terre, s'était mis en selle à sa place, et, s'armant de deux revolvers à six coups cachés sous sa robe, il se précipitait à fond de train sur le détachement, en faisant feu des deux mains à la fois et poussant son terrible cri de guerre: El Rayo! El Rayo!
Les soldats, aussi et même plus surpris que leur officier de cette attaque si rude et si imprévue, se débandèrent et s'enfuirent dans toutes les directions.
El Rayo, après avoir traversé tout le détachement, dont il tua sept hommes et renversa un huitième du poitrail de son cheval, ralentit tout à coup l'allure rapide de sa monture, et, après s'être arrêté pendant quelques minutes d'un air de défi à une centaine de pas, voyant que les dragons ne le poursuivaient point; ce que les pauvres diables, épouvantés, n'avaient garde de faire, car ils ne songeaient qu'à s'enfuir, en abandonnant leur officier, il tourna bride et revint vers celui-ci, toujours étendu sur le sol, comme s'il eût été mort.
– Eh! Commandant, lui dit-il en mettant pied à terre, voilà votre cheval, reprenez-le, il vous servira à rejoindre vos soldats; quant à moi, je n'en ai plus besoin, je vais vous attendre au rancho où, si vous conservez le désir de m'arrêter et de me faire fusiller, vous me trouverez prêt à vous recevoir jusqu'à demain huit heures du matin; au revoir.
Il le salua alors de la main, enfourcha sa mule et se dirigea vers le rancho, où effectivement il entra.
Nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'il dormit paisiblement jusqu'au matin, sans que l'officier et les soldats, si acharnés à sa poursuite, osassent venir troubler son repos ils étaient repartis pour la Veracruz, sans retourner la tête.
Voilà quel était l'homme dont l'apparition inattendue au milieu de l'escorte de la berline avait causé une si grande frayeur aux soldats et entièrement glacé leur courage.
El Rayo demeura un instant calme, froid et sombre en face des soldats groupés devant lui, puis d'une voix brève et nettement accentuée:
– Señores, dit-il, vous avez, il me semble, oublié que nul, si ce n'est moi, n'a le droit de commander en maître sur les grands chemins de la République. Señor don Felipe Neri, ajouta-t-il en se tournant vers l'officier immobile à quelques pas de lui, vous pouvez rebrousser chemin avec vos hommes, la route est parfaitement libre jusqu'à Puebla; vous me comprenez n'est-ce pas?
– Je vous comprends, caballero; cependant il me semble, répondit en hésitant le colonel, que mon devoir m'ordonne d'escorter…
– Pas un mot de plus, interrompit violemment el Rayo, pesez bien mes paroles et surtout faites-en votre profit, ceux que vous espériez rencontrer à quelques pas d'ici, n'y sont plus; les cadavres de plusieurs d'entre eux servent en ce moment de pâture aux vautours. C'est partie perdue pour vous aujourd'hui, croyez-moi, tournez bride.
L'officier eut une seconde d'hésitation, puis faisant faire à son cheval quelques pas en avant:
– Señor, dit-il d'une voix que l'émotion faisait trembler, je ne sais si vous êtes un homme ou un démon, pour imposer ainsi seul contre tous votre volonté à des hommes braves: mourir n'est rien pour un soldat, lorsqu'il est frappé en pleine poitrine en face de l'ennemi; une fois déjà j'ai reculé devant vous, je ne veux plus qu'il en soit ainsi, aujourd'hui tuez-moi, mais ne me déshonorez pas.
– J'aime vous entendre parler ainsi, don Felipe, répondit froidement el Rayo, la bravoure sied bien à un militaire; malgré vos instincts pillards, et vos habitudes de bandit, je vois avec plaisir que le courage ne vous manque