La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy

La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Marie Catherine  d'Aulnoy


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plus fins et plus habiles que lui, ayant aperçu ce qu'il faisait, attendaient un peu plus bas, et le coulant de l'eau leur conduisait cet argent. Si vous retourniez en France par la Catalogne, ajouta-t-il, vous verriez cette fontaine. Ce ne serait pas elle qui pourrait m'y attirer, lui dis-je, mais l'envie de passer par le Montserrat me ferait faire un plus long voyage. Il est situé, dit-il, proche de Barcelone, et c'est un lieu d'une grande dévotion: il semble que le rocher est scié par la moitié; l'église est un peu plus haut, petite et obscure. A la clarté de quatre-vingt-six lampes d'argent, on aperçoit l'image de la Vierge qui est fort brune, et que l'on tient pour miraculeuse. L'autel a coûté trente mille écus à Philippe second, et l'on y voit chaque jour des pèlerins de toutes les parties du monde. Ce saint lieu est rempli de plusieurs ermitages, habités par des solitaires d'une grande piété.

      Ce sont, pour la plupart, des personnes de naissance, qui n'ont quitté le monde qu'après l'avoir bien connu et qui paraissent charmés des douceurs de leur retraite, bien que le séjour en soit affreux et qu'il eût été impossible d'y aborder si l'on n'avait pas taillé un chemin dans les rochers. On ne laisse pas d'y trouver plusieurs beautés, une vue admirable, des sources de fontaine, des jardins très-propres, cultivés de la main de ces bons religieux, et partout un certain air de solitude et de dévotion qui touche ceux qui s'y rendent. Nous avons encore une autre dévotion fort renommée, ajouta-t-il: c'est Nuestra Señora del Pilar. Elle est à Saragosse, dans une chapelle, sur un pilier de marbre; elle tient le petit Jésus entre ses bras. On prétend que la Vierge apparut sur ce même pilier à saint Jacques, et l'on en vénère l'image avec beaucoup de respect. On ne peut la remarquer fort bien, parce qu'elle est élevée et dans un lieu si obscur que, sans les flammes qui l'éclairent, on ne s'y verrait pas. Il y a toujours plus de cinquante lampes allumées; l'or et les pierreries brillent de tous côtés, et les pèlerins y viennent en foule20. Mais, continua-t-il, je puis dire, sans prétention pour Saragosse, que c'est une des plus belles villes qu'on puisse voir. Elle est située le long de l'Èbre, dans une vaste campagne; elle est ornée de grands bâtiments, de riches églises, d'un pont magnifique, de belles places et des plus jolies femmes du monde, agréables, vives, qui aiment la nation française et qui n'oublieraient rien pour vous obliger à dire du bien d'elles, si vous y passiez. Je lui dis que j'en avais déjà entendu parler d'une manière très-avantageuse. Mais, continuai-je, ce pays est fort stérile, et les soldats n'y subsistent qu'avec beaucoup de peine. En effet, répliqua-t-il, soit que l'air n'y soit pas sain, ou qu'il leur manque quelque chose, les Flamands et les Allemands n'y peuvent vivre; et s'ils n'y meurent pas tous, ils tâchent de trouver les moyens de déserter. Les Espagnols et les Napolitains sont encore plus portés qu'eux à cet esprit de désertion. Ces derniers passent par la France et retournent en leur pays; les autres côtoient les Pyrénées, le long du Languedoc et rentrent dans la Castille par la Navarre ou par la Biscaye. C'est une route que les vieux soldats ne manquent guère de tenir; pour les nouveaux, ils périssent dans la Catalogne, parce qu'ils n'y sont pas accoutumés, et l'on peut assurer qu'il n'y a pas de lieu où la guerre embarrasse tant le Roi d'Espagne qu'en celui-là. Il ne s'y soutient qu'avec beaucoup de dépense, et les avantages que les ennemis y remportent sur lui ne peuvent être petits. Je sais aussi que l'on est plus sensible à Madrid sur la moindre perte qui se fait en Catalogne, qu'on ne le serait sur la plus grande qui se ferait en Flandre, à Milan ou ailleurs. Mais à présent, continua-t-il, nous allons être plus tranquilles que nous ne l'avons été; l'on espère, à la Cour, que la paix sera de durée, parce que l'on y parle fort d'un mariage qui ferait une nouvelle alliance; et comme le marquis de Los Balbazes, plénipotentiaire à Nimègue, a reçu ordre de se rendre promptement auprès du Roi Très-Chrétien, pour demander Mademoiselle d'Orléans, l'on ne doute point que le mariage ne se fasse, et l'on pense déjà aux charges de sa maison. Il est vrai que l'on est surpris que don Juan d'Autriche consente à ce mariage. Vous me feriez un plaisir singulier, lui dis-je en l'interrompant, de m'apprendre quelques particularités de ce prince; il est naturel d'avoir de la curiosité pour les personnes de son caractère; et quand on se trouve dans une Cour où l'on n'a jamais été, pour n'y paraître pas trop neuve, on a besoin d'être un peu instruite. Il me témoigna que ce serait avec plaisir qu'il me dirait les choses qui étaient venues à sa connaissance, et il commença ainsi:

      Vous ne serez peut-être pas fâchée, Madame, que je prenne les choses dès leur source, et que je vous dise que ce prince était fils d'une des plus belles filles qui fût en Espagne, nommée Maria Calderona. Elle était comédienne, et le duc de Medina-de-las-Torres en devint éperdument amoureux. Ce cavalier avait tant d'avantages au-dessus des autres, que la Calderona ne l'aima pas moins qu'elle en était aimée. Dans la force de cette intrigue, Philippe IV la vit et la préféra à une fille de qualité qui était à la Reine et qui demeura si piquée du changement du Roi, qu'elle aimait de bonne foi et dont elle avait eu un fils, qu'elle se retira à Las Descalzas Reales, où elle prit l'habit de religieuse. Pour la Calderona, comme son inclination se tournait toute du côté du duc de Medina, elle ne voulut point écouter le Roi qu'elle ne sût auparavant si le duc y consentirait. Elle lui en parla et lui offrit de se retirer secrètement en quelque lieu qu'il voudrait; mais le duc craignit d'encourir la disgrâce du Roi, et il lui répondit qu'il était résolu à céder à Sa Majesté un bien qu'il n'était pas en état de lui disputer. Elle lui en fit mille reproches; elle l'appela traître à son amour, ingrat pour sa maîtresse, et elle lui dit encore que s'il était assez heureux pour disposer de son cœur comme il le voulait, elle n'était pas dans les mêmes circonstances, et qu'il fallait absolument qu'il continuât de la voir, ou qu'il se préparât à la voir mourir de désespoir. Le duc, touché d'une si grande passion, lui promit de feindre un voyage en Andalousie et de rester chez elle, caché dans un cabinet. Effectivement, il partit de la Cour et fut ensuite s'enfermer chez elle, comme il en était convenu, quelque risque qu'il y eût à courir par une conduite si imprudente21. Le Roi, cependant, en était fort amoureux et fort satisfait. Elle eut dans ce temps-là don Juan d'Autriche, et la ressemblance qu'il avait avec le duc de Medina-de-las-Torres a persuadé qu'il pouvait être son fils; mais, bien que le Roi eût d'autres enfants, et particulièrement l'évêque de Malaga, la bonne fortune décida en sa faveur, et il a été le seul reconnu.

      Les partisans de Don Juan disent que c'était en raison de l'échange qui avait été fait du fils de Calderona avec le fils de la reine Élizabeth, et voici comme ils établissent cet échange, qui est un conte fait exprès pour imposer aux peuples, et qui, je crois, n'a aucun fondement de vérité. Ils prétendent que le Roi était éperdument amoureux de cette comédienne; elle devint grosse en même temps que la Reine, et voyant que la passion du monarque était si forte qu'elle en pouvait tout espérer, elle fit si bien, qu'elle l'engagea de lui promettre que si la Reine avait un fils et qu'elle en eût un aussi, il mettrait le sien à sa place. Que risquez-vous, lui disait-elle, Sire? ne sera-ce pas toujours votre fils qui régnera, avec cette différence que, m'aimant comme vous me le dites, vous l'en aimerez aussi davantage22? Elle avait de l'esprit, et le Roi avait beaucoup de faiblesse pour elle. Il consentit à ce qu'elle voulait; et, en effet, l'affaire fut conduite avec tant d'adresse, que la Reine étant accouchée d'un fils et Calderona d'un autre, l'échange s'en fit; celui qui devait régner et qui portait le nom de Balthazar mourut à l'âge de quatorze ans. L'on dit au Roi que c'était de s'être trop échauffé en jouant à la paume; mais la vérité est qu'on laissait conduire ce prince par de jeunes libertins qui lui procuraient de fort méchantes fortunes. On prétend même que Don Pedro d'Aragon, son gouverneur et premier gentilhomme de sa chambre, y contribua plus qu'aucun autre, lui laissant la liberté de faire venir dans son appartement une fille qu'il aimait. Après cette visite, il fut pris d'une violente fièvre: il n'en dit point le sujet. Les médecins, qui l'ignoraient, crurent le soulager par de fréquentes saignées qui achevèrent de lui ôter le peu de force qui lui restait, et, par ce moyen, ils avancèrent la fin de sa vie. Le Roi sachant, mais trop tard, ce qui s'était passé, exila Don Pedro pour n'avoir pas empêché cet excès, ou pour ne pas l'avoir découvert assez tôt.

      Cependant Don Juan d'Autriche, qui était élevé comme fils naturel, ne changea point d'état, bien que cela eût dû être, si effectivement il avait été fils légitime. Malgré cela, ses créatures soutiennent qu'il ressemble si parfaitement


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<p>20</p>

Lors de sa fuite en Espagne, le cardinal de Retz passa par Saragosse, où il arriva accompagné de cinquante mousquetaires montés sur des ânes. Il visita l'église de Notre-Dame del Pilar. Il y vit un homme qui, au su de toute la ville, n'avait jamais eu qu'une jambe et s'en était trouvé deux, grâce à l'intercession de la Vierge et à des onctions répétées faites avec de l'huile des lampes qui brûlaient devant son image. On célébrait à cette occasion une fête qui attirait plus de vingt mille personnes. (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XXV, p. 450.)

<p>21</p>

Il existe une Vie de Maria Calderona, imprimée à Genève en 1690. Il n'y est nullement fait mention de son aventure avec le duc de Medina-de-las-Torres. Le Roi s'en éprit du jour où elle débuta sur la scène. Elle n'avait point de beauté, mais infiniment de grâce, d'esprit et de charme dans la voix. Néanmoins, la version que donne madame d'Aulnoy était fort accréditée en Espagne.

<p>22</p>

Cette fable était répandue par les partisans de Don Juan qui aspira, à ce qu'il semble, un instant à la couronne malgré sa bâtardise. Une lettre de Louis XIV au chevalier de Gremonville témoigne que l'opinion générale acceptait le récit dont parle madame d'Aulnoy. (Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. III, p. 390.)